Qui mesure ses émissions et pourquoi ?
Dans le cadre de sa thèse à l'ESCP encadrée par Aurélien Acquier sur les outils et méthodologies développés et utilisés par les consultant·es carbone, Camille Habé appuyée de Louise Badoche vous propose, dans une série d’articles, un état des lieux de ce que dit la recherche au sujet de la comptabilité carbone.
Alors que la dérive climatique s’intensifie, que les rapports, de plus en plus nombreux, alertent sur les impacts dont celle-ci menace les sociétés humaines et la biodiversité, et alors qu’il est désormais incontestable que les activités humaines en sont la cause[1], il est absolument primordial de réduire nos émissions de gaz à effet de serre afin de ralentir le changement climatique et d’en limiter ses impacts.
Pour ce faire, les politiques, les entreprises et les individus ont chacun, et à leur échelle, leur part de responsabilité dans la lutte face au dérèglement climatique.
La comptabilité carbone des organisations représente aujourd’hui l’un des outils les plus largement utilisés par les entreprises et est l’une des activités historiques de Carbone 4. Elle consiste à estimer les émissions de gaz à effet de serre de celles-ci à partir de leurs données d’activités. L’idée sous-jacente est alors de permettre aux organisations d’identifier les sources d’émissions les plus importantes pour comprendre leur dépendance énergie-carbone, et prévoir un plan d’action adapté pour la réduction des émissions.
Introduction
En France, un certain nombre d’entreprises sont soumises à l’obligation de publier leurs émissions de gaz à effet de serre[2]. Cette obligation n’est toutefois pas toujours respectée[3] et la mesure et la publication de ces émissions reste une action volontaire dans la plupart des autres pays du monde. L’une des premières questions auxquelles se sont intéressé·es les chercheur·euses a alors été de chercher à identifier ce qui poussait les entreprises à faire un usage volontaire de la comptabilité carbone et à rendre ces données publiques via des mécanismes de reporting[4]. Ces éléments peuvent être regroupés dans deux catégories : les pressions externes et les caractéristiques de l’entreprise.
Parmi les facteurs les plus influents, on identifie :
- La réglementation, qui oblige les entreprises mais également les encourage à être davantage transparentes sur leurs impacts et objectifs environnementaux
- Les guides méthodologiques, rendus publiques par les autorités, qui encouragent à une utilisation générale et qui servent de ligne directrice dans la prise de décision
- Les pressions externes liées aux partis prenantes (ONG ou investisseurs), qui peuvent également avoir un effet mobilisateur pour les entreprises
- La diversité (genre, âge, nationalité, etc.) des membres des équipes dirigeantes, qui mène à une plus grande transparence des données environnementales
Des pressions externes qui encouragent à la transparence sur les émissions
Parmi les pressions externes qui poussent les entreprises à faire du reporting carbone, la mieux identifiée est l’effet des réglementations telles que les obligations de reporting ou l’existence d’un marché du carbone[5][6]. En se basant sur le cas de l’Australie, des chercheurs ont par ailleurs trouvé que l’obligation de faire un reporting auprès des autorités publiques n’augmente pas uniquement le reporting obligatoire, mais aussi le reporting de données climat non requises par les autorités publiques[7].
En l’absence de réglementation, la seule publication de guides méthodologiques par les autorités publiques aurait également un effet sur la part des entreprises qui font du reporting carbone[8]. C’est ce qui a été observé au Royaume-Uni, où la publication d’un guide par le Département de l’Environnement, de la Nourriture et des Affaires Rurales a augmenté significativement la part d’entreprises faisant du reporting carbone, alors même que des guides comme le GHG Protocol existaient déjà[8].
La pression des autres parties prenantes – consommateur·ices, médias, employé·es, etc – augmenterait également la propension à reporter ses émissions[9][10]. Par exemple, Liesen et ses collègues ont trouvé un lien entre le fait d’être observé par les ONGs et celui de réaliser un reporting climat[10].
Toutefois, le lien entre pression des investisseurs et reporting semble difficile à établir et les études sur le sujet suggèrent soit une absence de lien, soit un lien positif faible entre pression des investisseurs et reporting[10][11].
De plus, les résultats de Liesen & al. suggèrent que la pression des parties prenantes augmente certes la part d’entreprises qui publient des données, mais n’assure pas forcément la qualité, ni la complétude des données publiées[10].
Enfin, l’environnement compétitif peut encourager le reporting. Il a ainsi été observé que plus le marché est concentré (c’est-à-dire avec peu de grandes entreprises), plus il y a de chances que les entreprises présentes sur ce marché publient leurs données carbone[12]. Une des explications proposées serait que les secteurs les plus polluants feraient davantage de reporting carbone que les autres car ils subiraient une pression régulatoire plus importante[13][14].
Des caractéristiques structurelles à l’entreprise qui favorisent le reporting carbone
Des éléments propres à l’entreprise peuvent également jouer. Les entreprises les plus grandes[5][13][14] et générant le plus de profits[12] seraient plus promptes à reporter leurs émissions de gaz à effet de serre.
De plus, il semblerait qu’une plus grande diversité dans la composition des comités de direction des entreprises - diversité d'âges, de nationalités, de genre, etc - augmenterait la propension à faire du reporting[15][16]. La présence de plus de femmes dans les boards améliorerait même la qualité des données publiées[17]. C’est ce qu’avance l’étude « Women on Boards and Greenhouse Gas Emission Disclosures », pour laquelle les auteur·ices ont analysé un échantillon d’entreprises en Australie à une époque où les entreprises cotées en bourse n'étaient ni tenues de nommer des femmes au conseil d'administration ni tenues de déclarer leurs émissions de gaz à effet de serre. Les résultats ont révélé que les entreprises dont le conseil d’administration est composé d’au moins deux femmes publient des données sur les émissions carbone de meilleure qualité que les autres. De manière générale, les entreprises qui comptent plusieurs femmes directrices semblent partager davantage d’informations concernant les stratégies, initiatives et objectifs en lien avec les émissions de gaz à effet de serre.
En revanche, la recherche ne permet pas de trancher sur la question de savoir si les entreprises les plus à même de publier leurs données seraient celles qui ont de meilleurs performances environnementales[12][18], ou au contraire celles qui en affichent de moins bonnes et qui chercheraient à se légitimer en partageant davantage de données[5][19].
Conclusion
Les recherches pointent donc que plusieurs facteurs encouragent les entreprises à reporter leurs émissions de gaz à effet de serre, et plus généralement leurs données environnementales.
Que ce soit via la réglementation, le partage d’outils méthodologiques, l’influence des parties prenantes telles que les ONG ou les consommateur·ices, la concurrence inter entreprises ou la diversité des équipes dirigeantes, différents vecteurs existent pour encourager les entreprises à mesurer leurs émissions et à les reporter.
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