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septembre 2022

Évaluer le coût des impacts du changement climatique sur ses approvisionnements

Cas d’étude chez Elior

Auteurs et autrices : Violaine Lepousez, Théo Girard

Résumé

Alors que la production agricole est directement dépendante des conditions climatiques, ces dernières vont être profondément modifiées dans les prochaines années. D’ici 2050, le changement climatique nous contraindra à déplacer les zones de production de certaines cultures françaises du sud vers le nord. Il pourrait par ailleurs devenir un facteur inflationniste majeur et récurent. Pour un acteur de la restauration comme Elior, ces transformations mettent en danger la sécurisation des approvisionnements. C’est pourquoi cette entreprise a souhaité analyser les risques climatiques pesant sur une partie de ses achats. Carbone 4 a construit des scénarios d’impacts et a estimé le surcoût d’achat engendré par certains aléas climatiques à horizon 2035. Ce projet ambitieux a été mené en 2022 ; cet article en décrit le contexte, l’approche méthodologique, les résultats et leur prise en main par Elior. En effet, ces estimations des impacts possibles permettent de rendre tangibles les conséquences de la dérive climatique pour le Groupe et de réconcilier les temporalités de long-terme, propre au climat avec la temporalité de décision des entreprises.

Ce travail est le fruit d’une mission réalisée pour Elior en 2021-2022.

Contexte de l’étude : l’inflation d’origine climatique

En juin 2022, l'inflation bat des records dans la zone euro : 8,6% sur un an[1]. La hausse des prix qui en résulte s’explique essentiellement par les tensions nées du conflit entre la Russie et l’Ukraine, et dont l’Union européenne est fortement dépendante sur les plans énergétique et alimentaire. Les pays de l’Union sont en effet de grands consommateurs de gaz russe, mais aussi de céréales et d’oléagineuses ukrainiennes[2]. Les difficultés d’approvisionnement ont ainsi entrainé une hausse des prix globale, et une baisse généralisée du pouvoir d’achat. Mais en parallèle du facteur géopolitique, il existe d’autres facteurs inflationnistes, dont certains, comme le changement climatique, sont encore sous-estimés.

Le changement climatique peut en effet avoir des répercussions économiques de court-terme, en attisant l’inflation, et de plus long-terme, en participant à réorganiser certaines chaînes de valeur.

Afin de les anticiper, Elior, multinationale française spécialisée dans la restauration collective, a souhaité être accompagnée par Carbone 4 pour initier une démarche d’adaptation aux impacts du changement climatique.

Cette publication propose un panorama succinct des travaux réalisés dans ce cadre, et plus particulièrement :

  1. De l’analyse des risques physiques réalisée pour les 10 ingrédients les plus critiques du groupe Elior ;
  2. Du travail de scénarisation et d’évaluation des coûts du changement climatique sur l’approvisionnement de certains de ces ingrédients ;
  3. De l’appropriation de ces résultats par Elior.

Analyse des risques physiques pour les approvisionnements d’un restaurateur

Le changement climatique induit différents risques physiques[3] sur la chaîne de valeur d’un professionnel de la restauration collective. Pour n’en citer que quelques-uns : 

  • En amont, l’impossibilité de se fournir en produits frais, congelés ou conserves ;
  • Au sein des cuisines, le risque de rupture d’approvisionnement en électricité et/ou en eau ou le risque de perte de stock ;
  • Une fois les plats cuisinés, lors de la livraison, le risque de rupture de chaîne de froid, notamment en cas de forte chaleur.
Cartographie schématique des principaux risques sur la chaine de valeur d'Elior 

L’importance des produits frais pour les cuisines

A la suite de différents entretiens menés avec les équipes d’Elior, l’amont est apparu comme cas d’étude prioritaire pour illustrer la vulnérabilité de l’acteur aux impacts physiques du changement climatique. Le périmètre retenu pour l’analyse comprend :

  • 4 pays européens au sein desquels opère Elior : l’Italie, le Royaume-Uni, l’Espagne et la France ;
  • 4 aléas climatiques particulièrement ravageurs au sein du monde agricole : les vagues de chaleur, les fortes précipitations, la sécheresse et le gel.
  • 10 fruits et légumes : catégorie qui représente à elle seule plus du quart des produits achetés par Elior.

Méthodologie générale

Lorsqu’on souhaite évaluer les risques physiques sur un site ou une organisation, il est nécessaire de qualifier la probabilité d’occurrence et l’intensité (ou gravité) de ce risque à travers trois facteurs : un facteur « aléa climatique », un facteur « exposition », et un facteur de « vulnérabilité » à cet aléa.

Cette première partie de la publication se concentre sur l’analyse des principaux risques physiques induits par les aléas identifiés comme pertinents sur les 10 fruits et légumes à l’étude. Les impacts financiers sont quant à eux traités dans un second temps grâce au travail de scénarisation.

Étape 1 : La création de profils de vulnérabilité pour chacun des ingrédients

Pour chacun des 10 ingrédients, une revue de la littérature scientifique a été réalisée. Ce travail de recherche a permis la création de « profils de vulnérabilité », qui donnent à voir la sensibilité d’une culture vis-à-vis d’un aléa donné. Ces profils sont essentiels à la suite de l’analyse de risque : ils permettent d’avoir une meilleure compréhension de la sensibilité des ingrédients vis à vis des aléas étudiés, et d’identifier des seuils météorologiques à partir desquels le fruit ou le légume en question ne se développe plus, ou moins bien. En étudiant finalement l’évolution de l’intensité et de la fréquence de ces aléas dans le temps du fait du changement climatique, le risque sur les approvisionnements d’Elior peut être qualifié.

Extrait des profils de vulnérabilité pour 3 des ingrédients à l’étude

Étape 2 : exposition des bassins de production aux aléas climatiques

Pour déduire une information de l’étude des aléas climatiques, il est nécessaire de connaître la géographie de l’objet d’étude. Ainsi, en parallèle de la construction des profils de vulnérabilité, un travail d’identification des bassins de production principaux a été réalisé pour l’ensemble des pays à l’étude sur la base de banque de données publiques nationales ou européennes. 

Bassins de production principaux pour 3 des ingrédients à l’étude

Pour chacune des géographies, l’évolution du climat a ensuite été étudiée en attribuant à chacun des aléas climatiques un indicateur pertinent. Ces indicateurs ont été projetés dans un scénario pessimiste d’évolution de nos émissions de gaz à effet de serre (RCP-8.5), avec une situation de référence centrée autour de 1995 et à un horizon de temps centré autour de 2050.  

Exemple d’indicateurs climatiques étudiés

L’ensemble de ces informations ont pu être superposées (vulnérabilité, bassin d’approvisionnement et évolution du climat) pour faire apparaître les risques les plus importants au sein d’une carte. 

Extrait des résultats - Cultures à risque en France vis-à-vis des fortes chaleurs (Indicateur climatique projeté : évolution du nombre de jour avec T°>35°C à l’ombre sous abri)

En France, les cultures les plus menacées par la multiplication et l'intensité des journées chaudes sont la pomme et la tomate. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les fortes chaleurs ne font pas mûrir les tomates plus vite (et il en va de même pour la pomme). Au-dessus d'un certain seuil de température, qui a été défini au sein des profils de vulnérabilité, la tomate se sent agressée et passe en mode végétatif : pour survivre, elle arrête de se développer. Or les régions les plus productrices sont parmi celles qui connaissent la plus forte évolution du nombre de jour de très forte chaleur. C’est le cas des Bouches du Rhône et du Lot et Garonne, qui produisent respectivement 17% et 11% des tomates françaises.

Cette analyse des risques physiques sur l’approvisionnement en produits frais d’Elior a servi de fondation à la seconde phase de l’accompagnement : la création de scénario de « choc climatique ».

Scénarios de choc climatique et quantification des coûts

Le changement climatique est un risque multifactoriel pour l’entreprise, car multi-aléa : un aléa peut avoir des conséquences sur plusieurs maillons de la chaîne de valeur, et de manière concomitante, un maillon peut être affecté par plusieurs aléas. C’est l’objectif d’un scénario de choc climatique (ou « stress test ») que de tester des combinaisons spatiales et temporelles d’aléas potentiels pour capturer l’envergure systémique du changement climatique.

Carbone 4 a réalisé 3 scénarios distincts en collaboration avec Elior, dont l’un d’eux est développé au sein de cette publication

Pour aboutir aux combinaisons d’aléas imaginées, la probabilité d'occurrence et la concomitance des aléas ont été déterminées grâce à des projections climatiques. Pour autant, un scénario de choc climatique est un exercice de prospective, non de prévision : son objectif est de rendre tangible un futur possible et d'imaginer ses conséquences sur l’entreprise, pas de les prédire[4].

Description du scénario exploré

Le travail a été réalisé pour le territoire français métropolitain. En croisant des informations de volume, d’origine des produits et de fréquence d’apparition dans les recettes, 3 ingrédients sont apparus comme particulièrement critiques : la carotte, la pomme de terre, et le pain (soit le blé tendre).

Sur la base des profils de vulnérabilité précédemment créé, 2 aléas climatiques se sont avérés pertinents : la sécheresse et les vagues de chaleur.

Pour simuler l’évolution des impacts opérationnels et financiers du changement climatique sur les approvisionnements en produits frais et donc sur son offre de menus, un horizon de temps proche, centré autour de 2035, a été choisi. Cet horizon est, en règle générale, un bon compromis entre les objectifs de court-terme d’une entreprise soumise à la pression de ses parties prenantes, et au temps long nécessaire à l’étude de l’évolution du climat.

Au sein du scénario imaginé, les sécheresses se succèdent en France de mai à juillet. Le pays connaît de faibles rendements pour diverses cultures ; les champs de blé sont particulièrement touchés. Dans le même temps, le pays connaît une vague de chaleur qui dure plusieurs semaines en juillet. Les températures élevées ont entraîné une baisse importante des rendements pour des cultures telles que les pommes de terre et les carottes.

Signaux faibles récents

Le contexte climatique du scénario, imaginé en début d’année 2022, fait tristement écho à l’actualité de cette même année : sécheresse d’intensité record, feux de brousse inédits, et multiples canicules.

Les sécheresses successives ont eu des impacts sur les rendements des espèces aux racines peu profondes comme le blé et l’orge, mais aussi sur les cultures non irriguées comme la vigne, le maïs et l’arboriculture.

La Terre observée par le satellite Sentinel 3, fin juillet 2021 et fin juillet 2022 

Les vagues des chaleurs comportent, elles aussi, des effets néfastes, tels qu’une très forte évaporation de l’eau des fleuves, des phénomènes d’échaudage[5] de céréales et de vignes, ou encore une surmortalité des animaux dont ceux d’élevage.

 

 

Nombre de jours de franchissement du seuil des 40°C en France métropolitaine, en moyenne par décennie, depuis 1950 (Source : Météo France)

Modélisation des impacts opérationnels et financiers

Sur la base du contexte climatique imaginé, le travail de modélisation des impacts financiers du changement climatique s’est déroulé en deux temps :

  1. Associer le contexte climatique imaginé à une baisse de la production. Pour retranscrire l’impact des sécheresses et vagues de chaleur imaginées sur la production des 3 différents ingrédients, une revue de la littérature scientifique a été réalisée de sorte à identifier des modèles de rendements. En cas d’absence de ce type de modèle, il a été nécessaire de regarder l’évolution des productions dans le passé ainsi que les conditions climatiques associées à chacune des mauvaises années de récolte. L’étude de l’évolution future des aléas climatiques étudiés a ensuite permis d’identifier un niveau de baisse probable de la production au sein du scénario.
  2. Établir une relation mathématique entre baisse de production et inflation. L'évolution de la production moyennée sur 5 ans a été étudiée pour les 4 à 5 dernières années (2017 à 2021) pour le blé, la pomme de terre et la carotte. Puis, en comparant ces résultats avec l'évolution du prix de ces aliments au détail pour ces mêmes années, une relation mathématique a pu être établie. Concrètement, celle-ci a permis de traduire une perte de x% de production en y% d’inflation.

À la suite de ce travail de modélisation, deux réponses différentes du groupe Elior face à la hausse du prix d’un ingrédient ont été identifiées :

  1. L’entreprise a le choix de continuer à acheter dans les mêmes quantités les trois ingrédients dont il est question, mais à un prix plus élevé. Un coût additionnel est ainsi généré.
  2. Elle peut aussi choisir d’acheter ces ingrédients en moindre quantité et procéder à des changements d'ingrédients, de recettes, de menus. Ce changement, s'il n'est pas prévu au contrat, peut générer des pénalités financières ainsi que des coûts additionnels de substitution d'ingrédients.

Seul le premier cas de figure est développé au sein de cette publication.

Schéma du déroulé méthodologique 

Il est important de noter que la modélisation des impacts financiers comporte plusieurs limites importantes :

  • L’intervention de l’État pour limiter l’inflation de certaines denrées alimentaires a été prise en compte de façon indirecte, à travers l’étude de la relation historique entre perte de production et hausse des prix.
  • Le scénario a été pensé toutes choses égales par ailleurs : les bassins de production en 2035 sont supposés similaires à aujourd’hui, les changements d’itinéraires techniques mineurs, le prix de l’énergie comparable à l’actuel.
  • Le scénario se base sur un périmètre restreint de 3 ingrédients : en pratique, les conséquences du changement climatique, et plus particulièrement du scénario imaginé, pourraient concerner d’autres denrées alimentaires comme les huiles, la viande, les produits laitiers... Par exemple, les sécheresses affectent également le bétail en réduisant les ressources alimentaires (fourrage, ensilage de maïs, céréales, etc.) et les ressources en eau pour les troupeaux.
  • Les estimations ci-après doivent être considérées comme un facteur inflationniste aggravant. Elles ne préfigurent pas le prix futur réel des achats pour le groupe. D’autres facteurs pourraient participer à l’augmentation des prix, comme des comportements spéculatifs, ou des tensions croissantes sur l’énergie, en particulier dans un contexte de réduction de nos consommations d’énergie fossile, qu’elle soit subie ou organisée et progressive.

L’exemple du blé tendre

Le contexte climatique déterminé se traduit par une baisse de la production de 35% de blé tendre. Pour calculer ce paramètre, une interpolation a été effectuée sur la base du rapport de la Commission européenne intitulé « Analysis of climate change impacts on EU agriculture by 2050 [6] », dans lequel un modèle de rendement du blé dans deux scénarios de réchauffement distincts a été réalisé. 

La relation entre la perte de production et l'inflation des prix du blé tendre a quant à elle été approchée à partir des tendances passées. Il est considéré qu’une baisse de 1% de la production déclenche une hausse de +0,35% du prix à l'échelle nationale (années de référence : 2014 à 2021)[7].

Ainsi, la baisse de 35% de la production a pour conséquence une augmentation du prix du blé tendre de l’ordre de 12%, qui se répercute directement sur le pain. A noter : ce scénario affecte la récolte de blé pour toute l'année, car le blé est récolté une fois par an et les stocks sont considérés comme faibles.

En repartant du prix moyen de la tonne de pain achetée par Elior, le coût additionnel a pu être estimé à +10% du coût d’approvisionnement sur un an.

Résultats sur les autres achats

Le scénario de sécheresses et vagues de chaleur crée un contexte inflationniste qui se répercute sur les achats : le surcoût annuel est estimé à 20% pour les carottes, 20% également pour les pommes de terre et 10% pour le pain.

Appropriation des résultats par Elior

Le double travail d’analyse des risques physiques et de scénarisation des impacts du changement climatique a permis à Elior de poursuivre l’intégration des sujets climatiques au cœur des métiers opérationnels. Les différents enseignements de l’étude ont facilité le dialogue et la collaboration entre les départements. Les fonctions supports comme le département des risques ou de l’assurance font dorénavant partie de la cartographie internes des métiers à mobiliser dans la construction de la stratégie climat du groupe. Cette étude encourage l’entreprise à repenser sa méthode de conception des menus afin privilégier des ingrédients dont les approvisionnements soient pérennes en prenant en compte des critères de résilience dans sa qualification des ingrédients. 

Par ailleurs, les analyses par scénarios réalisées et la quantification des impacts probables du changement climatique sur la chaîne d’approvisionnement ont permis de rendre tangibles les conséquences de la dérive climatique pour le Groupe. Prendre conscience de la matérialité de ses impacts, de leur pluralité, et de leur occurrence dans un futur proche, permet de lever certains freins psychologiques et d’embarquer les décideurs et collaborateurs dans la démarche de résilience climatique. De plus, disposer d’un entraperçu des futurs probables, grâce aux modélisations climatiques, permet de réconcilier les temporalités de long-terme, propre au climat avec la temporalité de décision des entreprises.

Finalement, l’étude des risques physiques a confirmé pour Elior la nécessité de collaborer avec l’ensemble de ses parties prenantes. Le Groupe collabore quotidiennement avec des collectivités locales, des écoles et des entreprises privés. Elior s’engage à partager ce savoir avec ces acteurs afin de semer plus de résilience dans les territoires. Cette collaboration est identifiée comme une condition sine qua non à la sécurisation des bassins d’approvisionnement en fruits et légumes français.

Aurélie Stewart, Directrice RSE du Groupe Elior : « Forts de ces projections chiffrées, scientifiquement robustes, appliquées concrètement à 4 filières, qu’allons-nous faire maintenant ? 3 pistes pour agir concrètement et prendre notre part, pour continuer à réaliser notre mission de nourrir des millions de personnes avec des menus sains et variés, dans le respect des ressources de la planète.

Premièrement, nous nous engageons à diffuser notre savoir et cette étude en particulier avec ceux qui ont peu ou prou les mains dans la terre, pour mutualiser le savoir de ces études. Nous irons voir les acteurs des filières de France pour contribuer, au travers de ces éclairages experts, à l’intérêt général, à l’accroissement des connaissances pour, in fine, semer plus de résilience au cœur de nos territoires et y maintenir nos capacités de production.

Deuxièmement, en tant que restaurateur responsable, nous allons repenser nos réflexes et imaginer des menus durables et pérennes en privilégiant des ingrédients adaptés et résilients.

Troisièmement, parce que nous avons la chance d’être en relation directe et quotidienne avec nos clients et nos convives, nous engageons des discussions pour imaginer ensemble un fonctionnement plus résilient, à commencer par les termes même des cahiers des charges."

Aurélie Stewart, Directrice RSE, et Antoine Radix, Responsable Reporting RSE et Coordinateur Climat du Groupe Elior

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