Le carbone et le climat, facteurs déterminants pour l’avenir des forêts
La forêt française est au cœur des enjeux climatiques : les différentes initiatives gouvernementales de ces dernières années le confirment. En 2020, la mise à jour de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) a fait le pari d’un usage accru de bois dans la construction et d’une augmentation des capacités de séquestration de la forêt-bois en tant que stock de carbone. En parallèle a été publiée une feuille de route pour l’adaptation de la forêt au changement climatique[1]. La même année, le Plan de relance a intégré un soutien à l’adaptation de la forêt au changement climatique[2] via la reconstitution de peuplements sinistrés, l’adaptation des peuplements vulnérables et l’amélioration des peuplement pauvres (par exemple via la conversion de taillis en futaie). Enfin, la réglementation RE2020 pour le secteur du bâtiment vise à orienter les bâtiments neufs vers davantage de construction bois à horizon 2028[3].
Pour bien comprendre les implications de ces différentes initiatives, revenons à travers une série d’articles sur les enjeux carbone du secteur forêt-bois – et notamment sur l’état des lieux des émissions et absorptions par la forêt française, sur les conséquences d’une gestion forestière plus ou moins intense, et sur la compatibilité entre les objectifs de la SNBC et la structuration de la filière forêt-bois actuelle.
Introduction
Avec 76% des absorptions d’émissions de gaz à effet de serre comptabilisées en 2020 dans le dernier rapport national d’inventaire (NIR) établi par le CITEPA pour la Convention-cadre des Nations Unies sur le climat (CCNUCC)[4], la forêt est de loin le premier flux de séquestration de carbone en France. L’objectif de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) est de doubler les flux d’absorptions d’ici à 2050 par rapport à 2015.
Quel est le bilan des flux d’émissions actuels et passés des espaces forestiers français ? Où en est-on par rapport à l’orientation donnée par la SNBC ?
Lorsqu’on parle de forêt, de quoi parle-t-on ?
Une forêt est définie selon la Food and Agriculture Organisation (FAO) comme un espace contenant des arbres répondant à quatre critères. Les trois premiers sont physiques :
- Hauteur potentielle > 5m (par opposition aux maquis et autres garrigues)
- Plus de 10% de recouvrement du sol
- Surface > 0,5 ha
Le dernier critère est lié à l’usage qui en est fait : ces arbres doivent pousser dans un contexte qui ne soit ni agricole ni urbain, contrairement par exemple à un verger ou un parc urbain.
Le CITEPA reprend ces critères afin de caractériser les émissions de gaz à effet de serre (GES) associées aux espaces forestiers (inclus dans le secteur « Usage des Terres et Changement d’Affectation des Terres et Foresterie » (UTCATF) de l’inventaire national des gaz à effet de serre). Divers flux de GES existent au sein de ces espaces et sont pris en compte pour caractériser les émissions ou absorptions associées aux espaces forestiers. Ces flux sont représentés dans la figure 164 du NIR.
Il est également important de rappeler la définition de la gestion forestière, définition objectivant le lien entre humain et forêt.
« Une forêt est gérée au sens de la CCNUCC lorsqu’elle fait l’objet d’opérations de gestion forestière visant à administrer ses fonctions écologiques, économiques et sociales. Le terme « opération de gestion forestière » recouvre les actions de coupes ou de travaux forestiers mais également les actions de planification forestière, d’accueil du public en forêt ou de protection des écosystèmes forestiers. ». Comme souligné dans le rapport du CITEPA, avec cette définition, l’ensemble des surfaces forestières françaises est considéré géré, car si elles ne sont pas exploitées, ces surfaces sont contrôlées sous des régimes particuliers comme les Parcs Naturels Nationaux.
Bien que la forêt ait existé avant nous, et qu’elle ait été la première à avoir façonné notre mode de vie, cette définition reflète la façon dont les humains se sont approprié les espaces forestiers. La forêt a en effet toujours été un espace privilégié par les humains, utilisée comme un espace de loisir (balade ou chasse par exemple), comme un lieu d’inspiration, ou comme un milieu regorgeant de ressources (prélèvements de bois, lieu de pâturage au Moyen-Âge, présence d’espèces utilisées dans l’industrie pharmaceutique et cosmétique etc). Les services rendus par cet écosystème sont nombreux.
En France, une séquestration de carbone en baisse depuis les années 1990
Le dernier rapport du CITEPA n’apporte pas de bonnes nouvelles quant à la capacité de séquestration des espaces forestiers français : la forêt française, pourtant en croissance en surface et en volume, a perdu 25% en capacité de stockage (en ktCO2e) en 2019 par rapport à 1990 et 50% par rapport à 2010. (Figure 163 du NIR). Des perturbations ponctuelles peuvent expliquer les variations fortes d’absorptions (tempête de 1999 par exemple), mais ce sont des causes plus structurelles qui expliquent la chute des absorptions sur le long terme : effet des sécheresses et des stress hydriques, des épisodes sanitaires (comme l’épidémie de scolytes sur les épicéas), du ralentissement de la croissance et de la hausse des prélèvements. Le CITEPA met en évidence les fortes augmentations de la mortalité des peuplements depuis 1990, pour une faible augmentation de prélèvements (Tableau 175 du NIR).
Les résultats interpellent d’autant plus qu’ils étaient inattendus. Le niveau d’absorption avait été estimé sur la période 2016-2019 à un niveau proche de celui des années 1990-1995, comme si le potentiel de séquestration de la forêt se stabilisait après les différentes perturbations. Or, l’analyse des dernières données a finalement montré que les absorptions ont bien continué à baisser jusqu’en 2019, et ce principalement à cause de la hausse des mortalités des arbres.
Attention, on parle bien ici de ralentissement sur le flux de séquestration annuel et non de réduction du stock de carbone forestier. Le stock de carbone forestier français continue de s’accroître (bilan net positif entre émissions et absorptions) mais sa capacité d’absorption, contrebalançant les émissions générées par les activités humaines chaque année, s’affaiblit (cf schéma ci-dessous).
Avant l’été, le Haut Conseil pour le Climat (HCC) alertait sur le retard pris en matière de séquestration[5] par rapport aux ambitions fixées par la SNBC. Pour rappel, l’objectif fixé par la SNBC est une absorption sur l’ensemble du secteur UTCATF maintenue à environ 40 MtCO2e par an entre 2015 et 2030, et croissante à 67 MtCO2e en 2050, en redistribuant progressivement les flux de carbone : les produits bois séquestreront davantage au détriment des espaces forestiers, et les autres terres, émettrices nettes aujourd’hui à hauteur de 20 MtCO2e, deviendront séquestratrices de carbone en 2050. La baisse des absorptions des espaces forestiers est donc prévue par la stratégie nationale. Cependant, là où elle tablait sur une baisse de -2 %/an, c’est une baisse de -8 %/an qui a été constatée entre 2015 et 2020. De plus, le stock de carbone des produits bois à courte et longue durée de vie issus des forêts françaises (utilisés en France ou exportés), censé augmenter de 3 %/an entre 2015 et 2030, a diminué depuis 2015 (-1 %/an) (Tableau 213 du NIR).
Des perturbations plus fréquentes et plus intenses sur une forêt française déjà affaiblie
L’été dernier, de multiples incendies ont ravagé les forêts françaises, touchant 66 000 ha, soit 7 fois plus que la moyenne observée depuis 15 ans[6]. Ces perturbations sont un exemple de conséquences du changement climatique qui pourraient être de plus en plus fréquentes et aggraver la diminution des capacités d’absorption par les forêts.
Le changement climatique a en effet des conséquences directes sur l’augmentation de la vulnérabilité des arbres et des forêts :
- Stress hydrique : une défaillance hydraulique peut entrainer des cavitations et donc des dommages sur les vaisseaux conducteurs de sève ainsi qu’un assèchement progressif des feuilles. Les arbres peuvent éviter cette défaillance en fermant leurs stomates. La fermeture de stomates entraine cependant une baisse de l’assimilation de carbone et donc une diminution de la croissance des arbres ainsi qu’une augmentation de la photorespiration[7].
- Expansion de bioagresseurs : des espèces (bactéries, virus, champignons, prédateurs) en expansion suite à un déséquilibre de leur écosystème nuisent au développement des arbres. On observe un déplacement d’insectes ravageurs de forêts vers le nord et une extension de leurs populations du fait d’hivers de plus en plus doux (réduction de la mortalité et allongement des périodes de croissance).
Le stress hydrique, accentué par le changement climatique, affaiblit les mécanismes de protection des arbres et augmente ainsi la vulnérabilité des arbres à ces agents pathogènes (exemple : les scolytes, qui se nourrissent de bois tendre, progressent plus facilement lorsque l’arbre ne peut plus fabriquer de résine durcissant le bois). - Feux de forêt : les incendies vont très probablement s’intensifier[8] et augmenter le taux de mortalité des arbres. Des facteurs aggravant la probabilité d’occurrence des feux existent également (variabilité naturelle du climat comme les évènements El Niño dans les tropiques, déforestation et drainage de tourbières, expansion ou abandon des activités agricoles, accumulation de combustible).
- Déplacements des zones climatiques : les aires de répartition des essences sont affectées par le déplacement des zones climatiques[9]. La vitesse lente de migration des essences ne permettra pas à toutes les espèces de s’adapter aux nouvelles répartitions de zones climatique[10].
En France, les premières causes de l'augmentation de la mortalité sont les sécheresses et les dépérissements associés aux agents pathogènes (encre, chancre, chalarose, scolytes etc).[11]. Le châtaignier, l'épicéa et le frêne sont des essences particulièrement fragilisées par ces différentes maladies. Les causes et les taux de mortalité dépendent des territoires, c’est-à-dire des essences présentes et des modes de gestion des peuplements.
À ces différents facteurs s’ajoute une fragilisation des forêts par l’activité humaine, dues à des pratiques forestières comme le tassement des sols, les coupes rases ou les monocultures.
Le type de sylviculture employé a pu jouer dans certains cas sur l’ampleur des dégâts constatés. La forêt des Landes, principale victime des incendies de l’été 2022, est une forêt mono-espèce dominée par le pin maritime. Ce choix porté par Napoléon III au XIXe siècle d’en faire une forêt industrielle l’a certainement rendue plus vulnérable aux aléas climatiques. Cette vulnérabilité s’est déjà observée par le passé puisque la forêt landaise avait été amputée de près de la moitié de sa superficie en 1949, suite à des incendies destructeurs.
Comme évoqué plus haut, la forêt est sujette à de nombreuses maladies. Des études montrent que les forêts mélangées seraient plus résistantes et plus résilientes aux perturbations que les monocultures, moins sensibles aux ravageurs[12] et parfois plus productives[13]. On peut imaginer que dans le cas des Landes, les stratégies de résistance des arbres face à ces agents pathogènes ne suffisent plus lorsque les conditions climatiques changent (intensité des aléas climatiques et isolement de l’espèce). C’est le cas d’espèces comme Dothistroma septosporum et Lecanosticta acícola, déjà présentes dans les massifs forestiers, qui ont augmenté leur virulence contre les pins. Il ne faut pas faire de conclusion hâtive sur l’abolition des cultures mono-espèces, pouvant dans certains cas être adaptées au contexte géologique et climatique, mais il est nécessaire d’anticiper les risques auxquels les forêts sont exposées et soigner la qualité des assemblages d’arbres. Et ce, d’autant plus lors d’une replantation. Il serait absurde de réitérer les mêmes erreurs que par le passé en replantant une forêt identique, comme cela a été fait dans les Landes, ou pire, d’en venir à utiliser davantage de produits chimiques dont la production est hautement carbonée, pour lutter contre certains ravageurs.
La déforestation, première cause des émissions du secteur des terres dans le monde
A l’échelle de la planète, les forêts constituent également la principale source d’absorption de carbone en milieu continental . Néanmoins, la séquestration de carbone par la forêt mondiale est largement affaiblie par des perturbations humaines, essentiellement par la déforestation : avec 12,5 GtCO2e séquestrées par les terres non gérées chaque année contre 5,9 GtCO2e relâchées par les terres gérées hors émissions agricoles sur la période 2010-2019, le secteur des terres absorbe en moyenne 6,6 GtCO2e par an[14]. Le graphe ci-dessous montre que seules l’Europe, et dans une moindre mesure, l’Amérique du Nord, ont des terres gérées séquestratrices de carbone. Or, c’est bien sur les terres gérées que la séquestration de carbone doit augmenter pour limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C selon les recommandations du GIEC dans son rapport AR5.
Les analyses du Global Forest Watch, étudiant spécifiquement les milieux forestiers quelque soit leur mode de gestion, montrent que même si sur la période 2001-2019 la forêt de chaque grande région du monde reste un séquestrateur net de carbone, de larges étendues forestières sont encore émettrices nettes : parmi les trois plus grandes étendues forestières que sont le bassin de l'Amazone en Amérique du Sud, le bassin du Congo en Afrique centrale et l'Asie du Sud-Est, seul le bassin du Congo a un bilan net d’absorption [15].
Les surfaces forestières continuent de diminuer sur deux des six régions mondiales, l’Afrique et l’Amérique du Sud[16]. Des coupes illégales (coupes et récoltes de bois en violation des lois et règlements) et une surexploitation du bois entrainent une dégradation des forêts tropicales et des mangroves. Ces pratiques de déforestation servent à alimenter le marché de produits tels que la viande, le cacao, le café, la palme, le soja, le bois ou le caoutchouc. Au-delà des perturbations climatiques qui pourraient aggraver la permanence des écosystèmes forestiers, le premier défi à l’échelle mondiale est ainsi la lutte contre la déforestation. Un changement de pratique sur les produits cités, majoritairement issus de la déforestation, est inévitable.
L’enjeu est clair et le défi d’autant plus grand : la forêt, principale source de séquestration de carbone en France et dans le monde , est au cœur des enjeux carbone et les tendances observées par les organisations nationales et internationales doivent être inversées. Comment donc gérer au mieux la forêt de sorte à maximiser les absorptions de carbone, tout en limitant les pertes liées à la multiplication des perturbations climatiques, en garantissant l’utilisation des ressources offertes par les forêts, et en continuant de bénéficier des multiples services rendus par les espaces forestiers (biodiversité, cycle de l’eau, loisirs, paysage, etc.) ?
Cette question sera l’objet de notre prochain article sur les enjeux carbone du secteur forêt-bois.
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