Impact carbone et trajectoires de décarbonation pour les engrais minéraux
Introduction
Depuis le milieu du XIXème siècle, l'apparition des engrais de synthèse, couplée à l’évolution des pratiques agricoles, à la génétique, et à l’utilisation des produits phytosanitaires a permis une augmentation considérable des rendements et donc de la production agricole mondiale. À l’échelle internationale, en 2022, 109 millions de tonnes d’azote (N), 44 millions de tonnes de phosphore (P) et 35 millions de tonnes de potassium (K) ont été appliquées sur les terres agricoles, soit six fois plus qu’en 1961[1]. La part de ces nutriments provenant d’engrais synthétiques est de plus en plus importante.
L’agriculture mondiale est ainsi devenue fortement dépendante de la disponibilité des engrais de synthèse et l’Union européenne, comme la France, n’échappe pas à la règle. La production des engrais de synthèse, notamment des engrais azotés, est principalement réalisée à partir de gaz naturel. Ainsi, les usines se trouvent la plupart du temps dans des pays producteurs de gaz naturel (Chine, Russie, Etats-Unis, Egypte, etc.). Les prix des engrais, et donc de l’alimentation, sont ainsi fortement liés au prix du gaz. De plus, sa disponibilité dépend du contexte géopolitique : par exemple, l'arrêt des exportations d'engrais russes suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie a bouleversé les marchés internationaux[2].
Au-delà des enjeux économiques, les engrais contribuent de façon non négligeable au réchauffement climatique. En effet, ils sont aujourd’hui une source importante d’émissions de gaz à effet de serre, notamment en raison de l’émission de protoxyde d’azote (N2O), un gaz à effet de serre avec un pouvoir de réchauffement global près de 300 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Ainsi, les engrais représentent 5% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[3], soit autant que le secteur aérien[4].
Les engrais sont depuis l’après-guerre un indispensable de l’agriculture conventionnelle. L’usage qui en est fait aujourd’hui a un impact conséquent sur l’environnement et participe à l’atteinte de plusieurs limites planétaires, notamment celle du changement climatique. Essayons de mieux comprendre l’origine des émissions liées aux engrais minéraux.
Quelle responsabilité des engrais dans le changement climatique ?
Selon la zone géographique de production de l’engrais, la part des émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à la fabrication varie entre 30 et 50% des émissions totales liées aux engrais, le reste étant dû majoritairement aux protoxyde d’azote (N2O), gaz émis lors de l’utilisation des engrais sur les productions agricoles.
Essayons de comprendre un peu plus en détail les origines de ces émissions.
Les émissions lors de la fabrication d’un engrais
Des GES sont émis lors de la fabrication des engrais : au moment de la production et de l'affrètement des matières premières constituant l’engrais ; et par la consommation d’énergie (sous forme d’électricité ou de gaz) utilisée dans les usines de production de l’engrais.
Lorsque l’on remonte la chaîne de production, on peut constater que les engrais sont tous produits à partir de quatre produits chimiques primaires : l’ammoniac (à partir notamment de dihydrogène et de diazote), l’acide sulfurique (à partir de soufre), l’acide phosphorique (à partir de roches phosphatées) et le chlorure de potassium (à partir de roches potassiques) comme présenté sur la Figure 1. Des réactions secondaires puis des mélanges permettent aux producteurs d’engrais d’aboutir aux recettes d’engrais mis en vente comme l’ammonitrate (mélange de carbonate de calcium et de nitrate d’ammonium), l’urée ou le sulfate d’ammonium (mélange d’ammoniac et d’acide sulfurique).
Figure 1 : Schéma simplifié des matières premières à l’origine des engrais minéraux
La production d’ammoniac synthétique est basée sur la réaction d’Haber-Bosch, une réaction qui requiert à la fois de l’énergie fossile et de l’hydrogène, dont la production est également majoritairement permise par les énergies fossiles, et génère directement des émissions du protoxyde d’azote. Le résultat est sans surprise très hautement carboné : en moyenne 5 kgCO2e / kg d’ammoniac[5].
Les émissions relatives à la synthèse d’engrais azotés varient ainsi fortement en fonction du type d’énergie utilisé lors du processus industriel, et donc du mix énergétique du pays de production. Par exemple, la fabrication d’ammonitrate en Chine avec du charbon comme source d’énergie émet trois fois plus de gaz à effet de serre que de l’ammonitrate produit en Europe[6]. Une attention particulière doit donc être portée à la provenance des engrais azotés lors de l’évaluation des émissions de gaz à effet associées à leur synthèse.
Pour l’acide sulfurique, l’acide phosphorique et le chlorure de potassium, l’enjeu est légèrement différent car ils sont produits à partir de ressources minières (souffre et roches phosphatés ou potassiques) : les émissions proviennent de la méthode d’extraction des ressources minières et de l’énergie utilisée dans le procédé de transformation (électricité voire vapeur pour le chlorure par exemple).
On retrouve ainsi ces différentes matières premières dans les principaux postes de l’empreinte carbone des engrais minéraux les plus utilisés (cf figure 2).
Figure 2 : Répartition de l’empreinte carbone par poste d’émissions pour la fabrication de trois engrais synthétiques (en kgCO2e / kg N)
Nous reviendrons plus en détail sur les émissions et les voies de décarbonation possibles de ces matières premières dans notre prochain article.
Les émissions lors de l’utilisation d’un engrais
La part importante des émissions de gaz à effet associée à l’utilisation des engrais est due à l’émission de protoxyde d’azote dans l’air qui est un gaz avec un pouvoir de réchauffement global environ 270 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone : émettre 1 kg de N2O dans l’air, c’est équivalent à émettre 270 kgCO2e.
Lors de l’épandage d’engrais, différentes réactions chimiques ont lieu et ces réactions vont générer différentes émissions, dans l’air, l’eau et le sol (cf figure 3) : les émissions directes de protoxyde d'azote (N2O) liées au processus de dénitrification et les émissions indirectes de protoxyde d'azote liées aux processus de lessivage et de volatilisation (cf encadré ci-dessous).
Figure 3 : Schéma du cycle de l’azote et de l’impact des engrais sur les émissions de protoxyde d’azote
Les émissions associées à la dénitrification représentent près de 80% des émissions liées à l’usage des engrais (cf figure 4). Les émissions liées à la volatilisation quant à elles dépendent de la forme de l’engrais, elles sont par exemple plus importantes pour les engrais avec une forte part d’azote uréique comme l’urée.
Figure 4 : Empreinte carbone moyenne de l’usage d’un engrais synthétique azoté (en kgCO2e / kg N)
Les émissions par culture
Lorsque l’on s’intéresse à la répartition des postes d’émissions des productions agricoles, les émissions relatives à la fabrication et à l’utilisation des engrais représentent très souvent la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre.
Pour les cultures céréalières, qui représentent les principales cultures en France et à travers le monde, les émissions liées aux engrais représentent environ 80% des émissions de gaz à effet de serre avec 60% des émissions totales liées à l'épandage des engrais et 20% des émissions liées à la fabrication des engrais.
Cette répartition varie cependant en fonction du type de culture et du mode de production. Par exemple, l’énergie nécessaire au chauffage de serres agricoles peut représenter jusqu’à 97% des émissions de gaz à effet de serre de cultures comme les tomates, les aubergines ou encore les poivrons, diminuant significativement la part des émissions relatives aux engrais dans les émissions totales de la culture.
Pour le riz, troisième principale culture à l’échelle mondiale, l’irrigation influence fortement le bilan d’émissions de gaz à effet de serre[8]. La répartition des émissions est ainsi différente, mais la contribution des engrais reste majoritaire (65%).
Figure 5 : Répartition des émissions de gaz à effet de serre par type de production
Comment doivent évoluer les émissions de gaz à effet de serre liées aux engrais ?
Il n’existe pas d'objectif de réduction des émissions associées aux engrais à proprement parler.
En France, les émissions liées aux engrais sont regroupées au sein de deux secteurs d’activité.
Récemment, la France a mis à jour sa stratégie nationale, avec une 3e version, la SNBC 3[10], encore en concertation, qui relève les ambitions court terme (à 2030) et affinent la description des directives permettant d’atteindre ces objectifs. Les objectifs long terme (à 2050), correspondant à l’atteinte de la neutralité carbone au niveau du territoire français, sont pour le moment inchangés. Trois directives concernent directement ou indirectement les engrais :
- Un objectif de réduction des émissions de N2O de 24% à horizon 2033 (fin de la période du 4e budget carbone de la SNBC) par rapport à 2015 ;
- La diminution du recours aux engrais minéraux azotés : -26 % en 2030 par rapport à 2015 ;
- L’évolution des modes de production avec notamment l’évolution des grandes cultures vers des systèmes à bas intrants (50% en 2030), le développement des légumineuses (2 Mha en 2030) et de cultures intermédiaires (4,8 Mha en 2030).
Au niveau européen, la Commission européenne a publié une stratégie “De la ferme à l’assiette" en 2020[11] qui incite à réduire de 50% l’usage de pesticides et à réduire l’usage d’engrais de 20% d’ici à 2030. Des études prospectives ont également permis de dessiner un horizon potentiel de réduction compatible avec une production et un usage bas carbone des engrais. Concernant le secteur agricole, le projet européen TYFA porté par l’IDDRI vise un objectif de 40% de réduction des émissions entre 2010 et 2050. Au niveau monde, il n’existe pas d’objectif clair. Néanmoins, le modèle GlobAgri-Agrimonde-Terra créé par Agrimonde Terra propose différents scénarios pour le monde agricole intégrant différents niveaux de réduction des émissions de GES (basés sur les scénarios du GIEC).
Pour atteindre ces réductions ambitieuses, il est nécessaire de mettre en place un panel de leviers de réduction, que nous proposons de décrire dans les prochains articles.
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