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9 février 2025
Auteurs et autrices : Paco Vadillo

Peut-on mettre la fiscalité au service de la transition bas-carbone du secteur immobilier ?

Préambule :

Les réflexions développées dans le cadre de cet article s’appuient sur un travail mené, fin 2023, au sein du Hub des Prescripteurs Bas-Carbone[1].

L’immobilier, un secteur contraint de se transformer en temps de crise(s)

La crise économique que traverse le secteur immobilier n’est pas la première à survenir mais elle a cela de particulier qu’elle s’inscrit dans un contexte de crise environnementale complémentaire. Les enjeux liés au changement climatique, à la préservation de la biodiversité ou plus spécifiquement à la conservation des espaces naturels et forestiers contraignent donc les acteurs du secteur à imaginer une sortie de crise différente et à réinventer le modèle de production du logement. Les Assises Nationales du Foncier et des Territoires (ANFT) qui se sont tenues les 6 & 7 février derniers à Nancy témoignent de cette urgence d’identifier “les solutions pour un usage du foncier plus responsable environnementalement et plus vertueux économiquement comme socialement.”

La décarbonation du secteur immobilier ne pourra passer que par une rénovation massive du parc existant

L’empreinte carbone du secteur immobilier est aujourd’hui largement portée par les émissions liées à l’exploitation du parc de bâtiments existants.

En effet, d’après les chiffres les plus récents du SGPE[2], 65% des émissions nationales du secteur sont liées à la combustion d’énergies fossiles au sein du parc existant, principalement pour le chauffage. En intégrant les émissions “indirectes”, liées à la consommation d’électricité et de chaleur/froid des réseaux urbains, c’est même 75% des émissions nationales sectorielles qui peuvent être attribuées aux consommations énergétiques des bâtiments existants.

Par conséquent, s’il est essentiel d’assurer une conception très bas-carbone des bâtiments neufs qui restent à construire (rôle de la RE2020[3]), cela ne sera absolument pas suffisant au regard des objectifs de décarbonation fixés par la SNBC[4], il est également fondamental d’engager une rénovation massive et rapide du parc existant.

Pour atteindre ce double objectif ambitieux de rénovation du parc de bâtiments français mais contraint dans le temps, l’ensemble des freins et leviers existants doivent être interrogés. Nous proposons, à travers cet article, d’interroger l’une des composantes de cette transition, à savoir : le rôle de la fiscalité dans la transition bas-carbone du secteur et, plus spécifiquement, le rôle que peut jouer la fiscalité pour orienter les pratiques immobilières entre construction neuve et rénovation de l’existant.

Il est pertinent d'interroger le rôle de frein/accélérateur que peut jouer le cadre fiscal actuel s'agissant de la transition environnementale du secteur

S’agissant de la rénovation, la doctrine fiscale actuelle[5], portée par un objectif sous-jacent d’amélioration de la performance énergétique, favorise les opérations de “réhabilitations lourdes” menant à une remise à neuf d’une majeure partie des produits de construction et équipements.

Si cet encouragement à maximiser la réduction des consommations énergétiques par une rénovation en profondeur est tout à fait pertinente, il semble également que ce raisonnement automatique de “remise à l’état neuf” se heurte à une limite importante dès lors qu’on élargit la vision “énergie” à une vision “énergie + carbone” en Analyse de Cycle de Vie (ACV).

En effet, dans le cadre d’un calcul en ACV, l’incitation systématique à déconstruire les éléments existants (pourtant parfois encore fonctionnels et performants) peut, dans certains cas, être contre-productive du point de vue carbone.

L’objet de cet article est ainsi de questionner la capacité de la doctrine fiscale à conserver le moteur que constitue une fiscalité avantageuse pour la rénovation tout en permettant aux Maîtres d’Ouvrage de bénéficier des exonérations existantes en adoptant une approche frugale (ici, conserver des éléments fonctionnels) et à condition d’y inclure une ambition environnementale à la hauteur des enjeux actuels.

Une doctrine fiscale existante à réinterroger au regard des enjeux actuels

Rappel de la doctrine fiscale en application

Les transactions immobilières sont actuellement soumises à deux régimes de taxation : la TVA revenant à l’État et les Droits de Mutation à Titre Onéreux (DMTO) revenant aux collectivités (départements). La doctrine fiscale consiste à ne pas apporter une double imposition complète sur ces deux taxes par un jeu de taux réduit en fonction de la nature de l’opération : transaction dans l’ancien ou achat d’un bien « neuf » - ou remis à l’état neuf. Plus précisément, l’article 1594-0 G A du CGI 3 ouvre droit à “une exonération totale de DMTO proportionnels et à l’application du seul droit fixe de 125 euros, le taux de TVA demeurant inchangé” à condition de satisfaire à l’engagement de construire.

Or, afin de remplir les conditions nécessaires pour satisfaire à cet engagement de construire, les MOA doivent s’engager dans une remise à l’état neuf du bien acquis au sens de l’article 257 I, 2, 2° du CGI 4, pour lequel “sont considérés comme immeubles neufs, les immeubles qui ne sont pas achevés depuis plus de cinq années, qu'ils résultent d'une construction nouvelle ou de travaux portant sur des immeubles existants qui ont consisté en une surélévation ou qui ont rendu à l'état neuf :

 

Le point qui nous intéressera tout particulièrement dans le cadre de cet article est le dernier présenté ci-dessus, à savoir “la remise à l’état neuf de l’ensemble des éléments de second oeuvre (planchers non porteurs, huisseries extérieures, cloisons intérieures, installations sanitaires/plomberie/électriques et systèmes de chauffage) dans une proportion au moins égale aux deux tiers”.

En effet, la majorité des opérations de rénovation visant une baisse substantielle des émissions de gaz à effet de serre entreprennent bien de remplacer la plupart de ces éléments afin d’améliorer la performance environnementale mais également la qualité d’usage du bâtiment après travaux. Pour autant, si la majorité des opérations de rénovation prévoient de remplacer certains de ces éléments, il n’est absolument pas systématique que l’ensemble de ces éléments soient concernés par des travaux de remplacement que ce soit pour des raisons fonctionnelles, esthétiques, économiques ou environnementales.

Ainsi, la condition d’exonération telle que décrite dans la doctrine actuelle pousse à remplacer systématiquement une part conséquente (au moins les deux-tiers) d’un ensemble d’éléments de second oeuvre sans se préoccuper du caractère performant et fonctionnel des produits de construction et équipements à déconstruire.

Or, les derniers travaux du Hub des Prescripteurs Bas-Carbone ont démontré que la conservation de l’existant constitue l’un des trois piliers principaux de la rénovation bas-carbone (avec la baisse drastique des consommations énergétiques et la sortie des énergies fossiles).

Dans ces conditions, si la doctrine fiscale actuelle incite, dans certains cas, à déconstruire des produits de construction et équipements fonctionnels et performants, cette approche ne peut-elle pas aboutir à un résultat contre-productif sur le plan du carbone ?

La doctrine fiscale actuelle peut-elle être contre-productif sur le plan du carbone ?

Pour y répondre, prenons un cas d'application et intéressons nous aux ordres de grandeurs issus des travaux du Hub des Prescripteurs Bas-Carbone.

Pour répondre à la question posée ci-dessus, on s’intéressera aux récents travaux menés par le Hub des Prescripteurs Bas-Carbone sur l’enjeu de la décarbonation des opérations de rénovation, et plus particulièrement à un cas d’usage réel porté par l’une des Maîtrises d’Ouvrage du programme. Ce cas d’étude consistait en un projet de réhabilitation avec changement d’usage d’un immeuble tertiaire vers une Résidence Service Senior. Bien que ce projet de réhabilitation lourde impliquait la déconstruction d’une majeure partie de l’existant, la Maîtrise d’Ouvrage a souhaité conserver les menuiseries extérieures (fenêtres) dans un souci de frugalité et suite à un audit technique favorable tant sur le plan de la performance que concernant le caractère fonctionnel de ces éléments.

Malheureusement, afin de bénéficier de l’exonération définie par la doctrine fiscale telle que présentée ci-dessus, les menuiseries extérieures ont finalement été intégralement remplacées afin d’atteindre un état de “remise à neuf” et ainsi satisfaire “l’engagement de construire” prévu par le texte.

Pour mieux comprendre ce choix de remplacer une quantité importante de fenêtres pourtant performantes et fonctionnelles, il est utile de s’appuyer sur cet exemple pour y ajouter un contexte économique (chiffres fictifs ici) afin d’illustrer les ordres de grandeur en jeu (chiffres également issu du Hub) :

Illustration des ordres de grandeur en jeu. Cas d’application sur le périmètre des menuiseries extérieures (Hub)
Dans cet exemple, l’ensemble des éléments de second œuvre (hors fenêtres) sont considérés remis à neuf.

Propositions concrètes et ouverture pour la suite des réflexions

Des pistes d’action pour conserver l’approche de sobriété énergétique et l’étendre à une sobriété environnementale plus large (carbone, ressources, etc.)

Il apparaît donc essentiel d’interroger le périmètre de la doctrine fiscale actuelle afin qu’elle constitue effectivement un outil d’incitation à la rénovation bas-carbone. Une solution possible serait d’assurer qu’une rénovation respectant les critères d’une opération bas-carbone puisse s’inscrire dans le champ de l’engagement à construire et bénéficier de l’avantage fiscal prévu dans ce cadre.

Il sera alors nécessaire de définir quels sont les critères d’une telle rénovation bas-carbone afin de modifier le périmètre de la doctrine fiscale en ce sens. Nous proposons d’y répondre par une double approche :

  1. permettre d’activer les leviers identifiés comme fondamentaux pour la rénovation bas-carbone (baisse drastique des consommations énergétiques + sortie des énergies fossiles + maximisation de la conservation de l’existant) ;
  2. assurer une empreinte carbone objectivement ambitieuse en fixant un seuil carbone spécifique, par exemple adossé aux seuils réglementaires pour la construction neuve (RE2020)

Sur le second point, la principale difficulté réside dans le fait qu’il n’existe pas encore de consensus sur la méthode de quantification de l’empreinte carbone des opérations de rénovation (contrairement à la construction neuve grâce à la RE2020). Pour autant, de nombreux travaux sont en cours au sein du secteur immobilier, notamment les travaux portés par le Hub afin de voir émerger une méthode et des objectifs communs pour l’ensemble des acteurs.

Bien que ces travaux d’harmonisation de l’empreinte carbone en rénovation soient en cours de réflexion, il est intéressant de projeter ce que pourrait être, à terme, une modification de la doctrine fiscale respectant les deux critères définis ci-dessus et permettant d’atteindre l’objectif décrit dans cet article. Une solution (inspirée de la proposition n°4 des États Généraux de Paris La Défense[6]) serait d’intégrer une dérogation au remplacement de certains éléments de second-oeuvre si et seulement si deux conditions fondamentales sont respectées :

  1. un diagnostic ressources[7] a permis de démontrer le bon état de conservation et de fonctionnement des éléments en question ;
  2. une étude en ACV du projet de rénovation a permis de démontrer un niveau de performance environnementale du bâtiment après travaux suffisamment ambitieux (à définir par exemple au regard des ambitions pour la construction neuve).

Enfin, on observe par ailleurs que cet enjeu de fiscalité est bien au coeur des préoccupations actuelles concernant la transition environnementale du parc existant avec l’exemple des logements sociaux pour lesquels une réflexion similaire a déjà été menée par le passé au travers du dispositif “Seconde Vie”[8]. Ce dispositif vise à identifier une alternative à la démolition-reconstruction systématique pour les bailleurs souhaitant réhabiliter lourdement leur patrimoine dans un objectif d’amélioration de la performance environnementale et de la qualité d’usage des logements. Pour ce faire, le dispositif prévoit une série d’avantages fiscaux (TVA réduite, exonération de taxe foncière élargie) à condition que l’opération de rénovation permette d’atteindre une étiquette A ou B du DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) et des niveaux de sécurité, qualité sanitaire et accessibilité approchant ceux du neuf. On voit donc ici que l’approche est similaire à celle discutée dans cet article puisqu’elle vise à combler l’écart avec le cadre d’exonération disponible pour les nouvelles constructions.

Conclusion et réflexions pour la suite

En conclusion, il est tout d’abord important de garder en tête que ces mécanismes d’exonérations fiscales créent, en revanche, un risque pour les finances des collectivités territoriales qui n’en bénéficieraient plus. L’objectif de la réflexion menée dans cet article est donc principalement de mettre en lumière que la doctrine fiscale actuelle privilégie déjà certains types d’opérations (réhabilitations lourdes, construction neuve) et qu’il pourrait être pertinent d’interroger le périmètre concerné par ces exonérations au regard de l’objectif de rénovation massive du parc de bâtiments français. 

On peut alors imaginer qu’une modification progressive de ce cadre fiscal pourrait participer au changement de paradigme en cours notamment visible sur le parc de logements et visant à bifurquer d’une vision “besoin de nouveaux logements = construction de logements neufs” vers une vision plus complexe “besoin de nouveaux logements = rénovation et réappropriation des logements vacants + transformation de bureaux/commerces en logements + réhabilitation/surélévation de bâtiments existants + construction de logements neufs” évoqué notamment dans le récent rapport[9] co-publié par l’USH (Union Sociale pour l’Habitat) et le PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture) sur l’évolution de l’indicateur des besoins en logement en France.


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