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22 avril 2024

La Science Based Target Initiative accusée de greenwashing

Pourquoi la volonté de la SBTi de compter les crédits carbone comme des réductions d'émissions est-elle problématique ? Décryptage.

La Science-based targets Initiative (SBTi), fondée en 2015 par le World Resources Institute (WRI), le Carbon Disclosure Project (CDP), le Pacte mondial des Nations Unies et le World Wide Fund for Nature (WWF), s’est donné pour mission de « développer des standards, des outils et des orientations permettant aux entreprises de fixer des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) conformes à ce qui est nécessaire pour maintenir le réchauffement de la planète en deçà de niveaux catastrophiques et atteindre l'objectif du zéro net d'ici 2050 au plus tard »[1] (soit 5% de baisse des émissions par an)

Depuis près de 10 ans, cette initiative a permis de démultiplier les engagements climatiques des entreprises, et de contribuer à faire le pont entre le monde économique et la science. 

Le 9 avril dernier, le Board of Trustees de l’organisation a toutefois publié un communiqué autorisant l’utilisation de « Certificats d’attribut environnementaux », incluant les crédits carbone, pour atteindre les objectifs de réduction du scope 3 d’une empreinte carbone. Ce choix du Board s’aligne ainsi sur la position des acteurs historiques de la compensation, comme la Voluntary Carbon Market Initiative (VCMI), avec qui la SBTi a récemment noué un partenariat[2]

Alors que les salarié·es et le Conseil Technique de l’organisation ont contesté cette décision sur le plan du respect de la gouvernance[3], il apparaît que ce choix est avant tout contestable sur le plan scientifique. La validation définitive de cette orientation, qui pourrait intervenir en juillet, marquerait un net recul dans l’ambition portée historiquement par l’initiative et retarderait dangereusement l’action collective nécessaire à la transition écologique.

Le choix de la facilité et du renoncement 

Depuis sa création en 2015, la SBTi est devenue l’un des labels les plus visibles sur le sujet climat : fin 2023, elle annonçait avoir validé les engagements de plus de 4 000 entreprises. Sa montée en puissance a jusqu’ici permis de rendre ce sujet plus lisible, de fournir un cadre clair, bien que perfectible, et de fixer des exigences de réduction des émissions cohérentes avec la science du climat. Les cibles de beaucoup d’entreprises pionnières labellisées arrivant à échéance en 2025 (et celles des suivantes arrivant peu après), le respect des engagements pris est sur le point d’être vérifié. Or, dans la plupart des cas, les entreprises semblent loin du compte, malgré un cadre déjà accommodant qui permet aux entreprises de se fixer des objectifs en intensité[4] : sur 56 engagements arrivant à échéance en 2025 ou avant, et recensés sur le périmètre scope 1+2+3 dans le Monitoring report 2022 de la SBTi[5], seuls 18 (environ 30%) ont atteint plus de 70% de la cible[6]

Ce constat aurait dû conduire à ouvrir une réflexion sur les failles du système actuel pour mieux évaluer en amont la crédibilité des engagements (par exemple en rendant publics les moyens déployés en termes d’investissements et de gouvernance) et à une prise de conscience : face au changement climatique, ne pas questionner son modèle d’affaires conduit inévitablement à n’agir qu’à la marge.

La soumission d’objectifs SBTi doit venir d’une réflexion profonde sur la résilience “business” de l’entreprise, tant du point de vue des risques physiques que des risques et opportunités de transition (évaluations réalisées par exemple au moyen d’analyses prospectives par scénarios respectant les limites planétaires[7]). Cette réflexion doit permettre de confirmer ou repenser la stratégie de l’entreprise, ceci afin de rendre son activité et ses offres de produits et de services utiles dans une économie compatible avec les limites planétaires[8] [9].

Malheureusement, le Board de la SBTi, sans consulter l’avis de son conseil technique (Technical Council)[10], semble avoir préféré casser son thermomètre plutôt que d’endosser ce discours de vérité auprès de ses financeurs.

Une position contraire au consensus scientifique et qui contrevient aux principes fondamentaux de la comptabilité carbone

La première raison qui rend cette option incohérente est d’ordre définitionnel. L’empreinte carbone est un inventaire des émissions dont dépend une activité pour fonctionner ; or, l’achat de crédits carbone n’affecte en rien ces liens de dépendance. L’entreprise ayant acheté des crédits carbone pour « compenser » ses émissions n’est pas moins exposée qu’auparavant.

L’autre argument est d’ordre physique. Deux grandes familles de projets structurent le marché des crédits : les projets visant à éviter des émissions , et les projets visant à capter du CO2 dans l’atmosphère. Ni l’un ni l’autre ne peuvent « compenser » une tonne de CO2e comptabilisée dans une empreinte carbone : 

  • D’un point de vue physique, une tonne de GES évitée n’est pas équivalente à une tonne de GES émise : la seconde correspond à un gaz désormais dans l’atmosphère là où la première correspond à un écart entre les émissions effectives, et celles qui auraient pu avoir lieu. Dit autrement, l’augmentation des émissions évitées garantit uniquement de faire mieux que le business-as-usual, mais pas de diminuer les émissions dans l’absolu. Mettre sur le même plan un crédit carbone d’évitement et une émission de scope 3 est donc contestable.
  • Mais le recours aux crédits carbone dits de séquestration pour compenser n’est pas plus acceptable. Citons seulement deux problèmes :
    • Premièrement, cela revient à mettre sur le même plan une tonne de CO2 déjà émise avec une captation de CO2 attendue (donc incertaine), qui doit se dérouler sur plusieurs années. S’agissant d’un projet forestier par exemple, la séquestration du CO2 a lieu sur des décennies de croissance de l’arbre, et non pas à la date d’achat du crédit.
    • Ensuite, le potentiel de séquestration de carbone est limité, et ne permet pas de « compenser » l’intégralité des émissions[11]. C’est d’ailleurs ce qui avait amené le standard « Net Zero » du SBTi à ne promouvoir « l’élimination » des émissions des entreprises qu’une fois réduites à un niveau résiduel incompressible en 2050, au terme d’un processus de réduction des émissions de l’ordre de -90% par rapport aux niveaux actuels.

L’impasse de la compensation, d’un point de vue physique, a abouti à un consensus large des instances de comptabilité carbone pour exclure toute fongibilité entre les crédits carbone et les empreintes carbone des entreprises. Tous les organismes faisant autorité sur le reporting climat (UNFCCC, Bilan Carbone, ISO 14064, GHG Protocol…), et plus récemment la CSRD[12], interdisent de soustraire les crédits carbone de ses émissions. La SBTi, elle aussi, insistait jusqu’ici sur ce point[13]. Valider un recours aux crédits carbone pour atteindre les cibles de réduction de scope 3 constituerait donc une volte-face et un dévoiement de la démarche SBTi. Une incitation au financement de projets de décarbonation hors de la chaîne de valeur peut pourtant être mise en oeuvre sans diminuer l’ambition sur sa propre réduction d’émissions ou sans céder à la logique de compensation : les crédits carbone sont utiles et concourent à l’effort commun à condition d’être conçus comme un complément à l’action engagée dans sa propre chaîne de valeur (cf. conclusion).

Un choix qui serait inefficace et nuisible à la cause climatique

Le recours aux crédits carbone entretiendrait l’illusion selon laquelle une entreprise peut seule, uniquement à coups d’euros, se débarrasser du problème. Or, l’une des vertus principales du fameux scope 3 (sa principale difficulté aussi) réside précisément dans l’exigence de coopération qu’il implique : il permet ainsi de resituer l’entreprise dans son réseau d’attachements, d’embarquer, au-delà de soi, d’autres acteurs, par un jeu d’influences mutuelles. Nombre d’entreprises peuvent encore sous-estimer l’ampleur des efforts à accomplir pour parvenir à réduire les émissions de ce scope 3 : offrir des moyens de contourner la difficulté, en ouvrant le recours aux crédits carbone, maintiendrait l’illusion d’une transition écologique facile, et retarderait d’autant la mise en oeuvre d’actions pleinement transformatives. Or, le véritable enseignement à tirer, pour une entreprise soumettant un objectif SBT, devrait être le suivant : le verdissement à la marge de son activité, sans mise en cause profonde du business-as-usual, ne suffira pas ; la crise écologique appelle une redirection profonde des modèles d’affaires. 

Contre-productive, l’orientation portée par le Board of Trustees l’est également du point de vue du fléchage des flux financiers, car elle envoie de mauvais signaux et brouille le débat : une industrie fortement carbonée pourrait demain, parce qu’elle aurait acheté des crédits carbone, être considérée comme « alignée sur une trajectoire 2°C », là où une PME spécialisée dans la rénovation des bâtiments, qui aurait choisi d’investir pour développer son activité, serait tenue pour moins vertueuse. Admettre le recours aux crédits carbone reviendrait en somme à faire la part belle aux entreprises capables de payer très cher (celles-là mêmes pour qui les transformations sont les plus complexes) ces sortes d’indulgences revisitées. 

Cette porte ouverte supplémentaire, présentée par les tenants de la compensation comme un outil pour développer le financement de projets, est enfin nuisible de ce point de vue. En analysant la performance climat par le prisme d’un unique chiffre, résultat de la soustraction entre émissions et crédits, elle cristallise l’enjeu autour de la quantité séquestrée plutôt que sur la qualité des projets. L’afflux de demande en crédits carbone risque ce faisant d’encourager le développement des projets les moins coûteux et les moins qualitatifs. L’existence de labels, qui tend à assurer un niveau de qualité minimale, n’est pas une garantie absolue[14], et n’est pas suffisante pour orienter les flux vers les meilleurs d’entre eux (sérieux de la gouvernance, prise en compte de la biodiversité…).

Conclusion - Sortir par le haut de la crise ouverte par l’annonce du Board de la SBTi

D’autres approches sont pourtant possibles pour répondre à la fois au besoin de décarboner nos activités, et à la nécessité de déployer des projets de financement de la transition. C’est en particulier ce que s’attache à construire la Net Zero Initiative[15], en proposant une méthode de reporting fondée sur la logique de contribution à l’objectif de neutralité carbone planétaire, c’est-à-dire sur l’idée qu’une entreprise doit prendre part à un effort collectif, plutôt que chercher seule à compenser ses émissions. Le cadre proposé par la Net Zero Initiative se fonde pour cela sur trois leviers d’actions, non fongibles : 

  • réduction de l’empreinte carbone – pilier A du référentiel,
  • promotion de produits décarbonants (prioritairement via sa propre activité, puis via le recours aux crédits carbone d’évitement) – pilier B,
  • contribution à l’effort de séquestration de carbone et de préservation de la biodiversité (dans sa chaîne de valeur ou via l’achat de crédits carbone) – pilier C.

Parce qu’elle insiste sur la nécessité de ne négliger aucun de ces trois piliers, cette approche est à la fois plus robuste, plus juste, et plus efficace. 

  • Robuste car elle est conforme aux conclusions du GIEC, qui appelle d’une part à réduire les émissions (pilier A)[16], et pour cela, à revoir son offre de produits et services (pilier B)[17], et d’autre part à développer les puits de carbone (pilier C)[18].
  • Juste, car elle permet de valoriser la contribution des organisations qui mettent à disposition des solutions innovantes pour la transition : une entreprise fabricant des vélos, en développant son activité, peut avoir besoin d’accroître ses émissions directes pour décarbonner la mobilité. La Net Zero Initiative priorise par ailleurs les actions dans la chaîne de valeur, les plus difficiles, mais aussi les plus efficaces, sur les projets hors de la chaîne de valeur.
  • Efficace car elle permet de cartographier précisément les efforts des organisations, et donc
    • 1) de les inciter à mobiliser l’ensemble des leviers ;
    • 2) de diriger les flux financiers vers les plus vertueuses.

Cette approche, encore en développement, nous semble, pour toutes ces raisons, apporter des éléments de réponse aux défis soulevés par la crise que traverse la SBTi. Nous espérons qu’elle alimentera les réflexions à venir.
 


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