Est-il vrai que 90% des crédits carbone ne valent rien ?
Une enquête menée de front pendant neuf mois par des journalistes de The Guardian, Die Zeit et SourceMaterial vient de démontrer que 90% des crédits carbone REDD+ du plus gros label de compensation du monde n’avaient en réalité aucun impact positif sur le climat.
L’équipe s’est basée sur trois récentes publications scientifiques d’analyse des crédits du label Verra, ainsi que sur une douzaine d’entretiens avec des climatologues, des insiders du marché volontaire du carbone, et des porteurs de projets de compensation.
Le résultat de l'enquête est sans appel : ce mécanisme de financement, dont le but est d’apporter des fonds privés pour protéger la forêt primaire dans des zones sensibles, semble n’avoir provoqué un réel évitement de la déforestation que dans un nombre très restreint de cas. 94% des crédits n’auraient eu aucun effet sur la lutte contre le changement climatique.
Pourquoi un tel écart entre la prévision du standard Verra et la réalité ? Il faut d’abord comprendre que les crédits carbone REDD+ sont émis proportionnellement à la quantité de déforestation évitée, c’est-à-dire à l’écart entre la situation où la forêt est protégée, et une situation alternative, appelée “scénario de référence”, qui aurait eu lieu en l’absence de protection. Les crédits sont alors générés sur la base de la quantité de carbone qui n’a pas été émise dans l’atmosphère grâce au financement du programme de conservation.
Or, il apparaît que ces scénarios de référence ont exagéré la menace de déforestation sur les zones considérées, ce qui a eu pour effet de surestimer l’effet bénéfique des projets. L'une des trois études estime cette surestimation à +400%, voire à +950% si l’on exclut du calcul trois projets malgaches particulièrement performants.
Verra certifie les trois quarts de tous les crédits carbone de la planète, et a émis plus d’un milliard de crédits depuis sa création. Son programme de protection de la forêt, celui visé par l’enquête du Guardian, représente 40% de ses crédits. Il est à noter que les crédits carbone sont l’élément essentiel des allégations de “neutralité carbone” utilisés par un grand nombre d’entreprises, soit pour leurs produits et services, soit pour leurs propres activités. Parfois, ces crédits carbone sont même directement comptés comme une réduction directe de leur empreinte carbone, chose pourtant interdite par les standards de comptabilité climat internationaux.
Outre le fait que la notion de “neutralité” à de si petites échelles pose des problèmes conceptuels forts, l’étude du Guardian rappelle que c’est le système même de calcul et génération des crédits carbone qui s’avère miné par des problèmes de méthodologie.
Une enquête rigoureuse qui révèle une surestimation systématique des gains climat
L’enquête s’est basée sur trois papiers de recherche. Deux d’entre-eux (ici et ici, en pré-publication) ont été produits par une même équipe internationale, le troisième par une équipe de l’Université de Cambridge. Les travaux portent sur l’analyse de 87 projets de préservation certifiés par le standard Verra. Parmi les 29 projets dont la donnée s’est avérée exploitable, seuls 8 ont eu un impact réel sur le climat. Parmi eux, un seul a eu un effet égal ou supérieur à ce qui avait été calculé par Verra.
Il est à noter que la construction d’un scénario de référence est un exercice difficile, puisqu’il s’agit d’une estimation, par construction invérifiable, de ce qu’il se serait passé en l’absence de la mise en oeuvre d’un projet. L’art de construire un scénario de référence robuste revient à imaginer un avenir aussi plausible que possible ; il s’agit donc d’un exercice infiniment plus complexe qu’une simple mesure de réduction d’émissions au cours du temps, ou qu’une mesure d’absorption de carbone.
Néanmoins, malgré l’incertitude de cette mesure, les trois papiers de recherche sur lesquels se base l’enquête du Guardian montrent de manière indépendante que Verra semble avoir systématiquement surestimé l’efficacité des projets analysés. De l’avis de nombreux experts, tant ceux impliqués sur les trois publications que d’autres spécialistes interrogés pour l’occasion, les études ne présentent par ailleurs aucune erreur manifeste, et confirment les critiques faites à l’encontre du marché du carbone volontaire depuis une vingtaine d’années.
À l’heure où de puissantes forces se mettent en action pour développer massivement le marché volontaire du carbone, il est urgent :
- de corriger le plus rapidement possible les méthodologies de certification des projets carbone, de manière à mettre la finance privée au service des projets réellement additionnels et efficaces vis-à-vis du climat. Sans quoi nous perdrons collectivement du temps et de l’argent précieux pour la transition à opérer. Les défauts structurels du marché volontaire sont hélas connus depuis une vingtaine d’années déjà ; cette découverte des anomalies des méthodologies REDD+ de Verra pose de sérieuses questions sur la capacité à un jour parvenir à “réparer” ce marché, que certains appellent déjà à abandonner
- de rappeler, aussi souvent qu’il sera nécessaire, qu’une entreprise n’a absolument pas le droit de compter ses crédits carbone comme des réductions d’émissions, comme l’ont rappelé à plusieurs reprises Carbone 4, Net Zero Initiative, l’ADEME, le SBTi, le GHG Protocol, l’ISO, et une foule d’autres référentiels de place. Seules les vraies réductions d’émissions de scope 1, 2 et 3 peuvent être comptées pour un progrès vis-à-vis des objectifs de réduction.
Nul doute que le marché volontaire du carbone joue un jeu dangereux. S’il est nécessaire de mobiliser la finance privée pour la lutte contre la déforestation, il ne faudrait ni surestimer les effets bénéfiques d’un tel financement, ni laisser croire qu’une entreprise peut, au choix, décider d’activer la compensation ou la décarbonation de ses activités comme deux leviers interchangeables.
Net Zero Initiative, le référentiel porté par Carbone 4 pour engager les entreprises vers une transformation compatible avec le zéro émission nette collectif, a toujours considéré l’achat de crédits carbone comme une action complémentaire, à distinguer impérativement des efforts que l’entreprise doit faire pour transformer son business model et le rendre compatible avec l’Accord de Paris. NZI préconise par ailleurs de séparer strictement les crédits de type “réduction”, “évitement” et “absorption”. Cette manière d’envisager l’action climat des acteurs privés ne résout certes pas tous les problèmes structurels du marché du carbone, mais il a le mérite de poser des garde-fous dans l’élaboration de la stratégie climat des entreprises à l’heure où tout retard dans l’action climat peut s’avérer fatal.
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