Oui, la neutralité carbone est plus ambitieuse que le Facteur 4 !
Par César Dugast
La nouvelle a fait grand bruit : le journal Libération dénonçait, jeudi 7 février dernier, un « abandon » de l’objectif Facteur 4 de la France, qui consiste à diviser par 4 les émissions de gaz à effet de serre de la France en 2050 par rapport à 1990. Cet objectif, établi dans les années 2000, est l’un des objectifs majeurs de la politique climatique de la France ; accessoirement, c’est lui qui a inspiré le nom de la société de conseil qui écrit ces lignes.
Libération n’y va pas de main morte dans la dénonciation : remplacer le Facteur 4 par un objectif de neutralité carbone constituerait un « renoncement », un « recul » ou encore un cadeau à l’industrie des énergies fossiles. Qu’en est-il vraiment ? Pour commencer, une définition : la neutralité carbone de la France s’atteindra au moment où la quantité de gaz à effet de serre émise chaque année sur le territoire français sera équivalente à la quantité de CO2 absorbée par les « puits de carbone » du territoire. Ces puits peuvent être soit naturels (croissance des forêts, stockage carbone dans les sols, etc.), soit technologiques (capture et séquestration du carbone sur des sites industriels ou diffuse en puisant le carbone dans l’air, etc.). Pour permettre une comparaison, les émissions totales sur notre territoire sont actuellement aux alentours de 450 MtCO2/an, tandis que le puits net français est à environ 40 MtCO2/an. La neutralité reste donc un horizon très, très lointain. Une chose est sûre : un objectif de « neutralité carbone » n’est pas de même nature qu’un objectif de réduction d’émissions. Le Facteur 4 ne souffre d’aucune ambiguïté : il s’agit de réduire les émissions de 75% par rapport à 1990, point. La « neutralité carbone », elle, ouvre la porte à jouer sur non pas un, mais deux paramètres : les émissions et les puits. On comprend alors que cette double liberté puisse inspirer la méfiance : en théorie, pourquoi ne pas tout simplement augmenter les puits à la hauteur des émissions actuelles, ce qui permettrait à l’ensemble de l’économie de continuer à émettre impunément des gaz à effet de serre ?
Niveaux d’émissions de GES et de puits de carbone visés par la SNBC. La neutralité carbone est atteinte en divisant par 6 les émissions par rapport à 1990, pour atteindre un niveau d’émissions de 85 MtCO2/an. Les puits de carbone naturels et technologiques, de -85 MtCO2/an, ne peuvent guère être davantage mobilisés.
La réalité est qu’il est extrêmement difficile de jouer sur le deuxième paramètre, celui des puits de carbone. Une politique nationale volontariste, et difficile à mettre en œuvre, de gestion forestière, d’utilisation des produits bois et de suppression de l’artificialisation des sols suffira à peine à doubler les puits naturels de la France par rapport à 1990 (de -35 MtCO2/an à -70 MtCO2/an). Quant aux puits issus des technologies naissantes d’émissions négatives (capture et séquestration de carbone), les coûts sont tellement prohibitifs, le gisement de stockage géologique sur le territoire français tellement maigre et l’acceptabilité sociale tellement faible, que la Stratégie Nationale Bas Carbone prévoit un développement d’à peine 15 MtCO2 en 2050, soit l’équivalent d’un peu plus de 20% des puits naturels. A ce jour, il n’a pas été possible d’identifier en France métropolitaine des sites géologiques capables d’accueillir des niveaux comparables de carbone.
La neutralité carbone, c’est réduire les émissions par 6 ou 7 et non plus par 4
Ainsi, avec ces niveaux volontaristes de développement des puits, il serait nécessaire de réduire les émissions par 6 ou 7 dans la nouvelle Stratégie Nationale Bas Carbone, et non plus par 4, tel que visé historiquement par le Facteur 4. Il est important de voir que les puits de carbone ne pourront vraisemblablement pas jouer le rôle de joker pour se défausser de l’objectif crucial de réduction des émissions. Au contraire, leur développement est difficile et connaît des limites physiques immuables (une forêt ne peut grandir à l’infini, le carbone ne peut être stocké à l’infini sous nos pieds) ; et par ailleurs, stocker du carbone n’est pas une action permanente car la forêt reste soumise aux aléas climatiques (incendies, tempêtes). Ces puits constituent moins une variable d’ajustement commode qu’une réelle donnée exogène, difficilement manipulable, qui fixe le niveau maximal d’émissions possible en 2050. La chose la plus sensée serait peut-être d’inscrire dans la loi à la fois l’objectif de neutralité carbone ET un sous-objectif de réduction minimale des émissions. Après tout, nous ne sommes pas à l’abri d’une trouvaille technologique miraculeuse qui permettrait de décupler le niveau de puits.
Problème de riches ? Oui ! Il reste néanmoins crucial de garantir la priorité à la réduction des émissions, c’est-à-dire à la rénovation de nos bâtiments, à la décarbonation du secteur des transport, à la transformation de nos industries lourdes, ou encore à la réduction des émissions du secteur agricole. En somme, garantir que la stratégie climat long terme de la France soit le vecteur d’une transformation profonde de nos économies, et pas seulement d’une course à la technologie miracle d’émissions négatives. Pour cesser de faire augmenter le niveau d’eau d’une baignoire, mieux vaut fermer le robinet qu’augmenter la taille du siphon. Peut-être la chose la plus inquiétante n’est-elle pas cet objectif de neutralité carbone, mais plutôt la révision du niveau global du 2ème budget carbone de la France pour la période 2019-2023, qui passe de 398 MtCO2 à 421 MtCO2 en raison du retard accumulé dans le secteur des transports et du bâtiment. Une preuve concrète et immédiate, hélas, que les ambitions long-terme de la France ne sont pour l’instant pas mises en pratique de manière suffisamment ambitieuse. Une juriste citée dans l’article de Libération indique que le danger réside dans le manque de définition claire du concept de neutralité carbone. Et c’est tout à fait vrai. Voilà pourquoi Carbone 4, en concertation avec un conseil scientifique de haut niveau et plusieurs grandes entreprises françaises, s’attelle depuis juin 2018 à donner une définition claire à l’application de ce concept de « neutralité » aux entreprises. Et ce afin d’éviter d’ouvrir la porte à l’ambiguïté, et donc à l’inaction. Brader le sens des mots et des concepts, un danger critique à l’heure où le rehaussement de l’ambition est une question de survie.
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