Faire sa part ?
Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l'Etat face à l'urgence climatique
Si l’écologie a indiscutablement progressé dans les esprits ces dernières années, la France est loin d’avoir enregistré dans les faits l’accélération nécessaire à l’atteinte de ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
A qui la faute ?
Au consommateur, disent les uns, qui devrait adopter plus souvent un comportement éco-responsable, dont l’incarnation la plus courante est constituée de « petits gestes », tel que le tri des déchets. Aux pouvoirs publics et aux entreprises, disent d’autres, car ces acteurs peinent à mettre en avant de grands résultats concrets.
En réalité, le combat ne pourra être gagné que s’il est mené sur tous les fronts. Et pour savoir qui peut agir où, et comment gérer les priorités, il est indispensable d’avoir en tête les bons ordres de grandeur.
- Quel impact est-on en droit d’attendre des « petits gestes du quotidien » ?
- Quel est l’effet d’un changement radical de comportement individuel sur l’empreinte carbone moyenne d’un Français ?
- Quel rôle les entreprises et l’État doivent-ils jouer dans la transition ?
Synthèse
Les messages clés de l'étude
Face à l'urgence climatique
Si la prise de conscience générale sur les sujets climatiques a indéniablement fait un bond ces dernières années, et qu’on peut parfois entendre que « l’écologie a gagné la bataille culturelle », la traduction massive en actes n’est toujours pas à l’ordre du jour.
L’un des symptômes du retard au démarrage de la transition est une certaine tendance à considérer que l’action doit prendre place « ailleurs que chez soi », tout en revendiquant parfois une action prétendument suffisante à sa propre échelle.
Les différentes catégories d’acteurs se renvoient la balle ; les pouvoirs publics, les entreprises, le monde financier, les citoyens, le monde associatif : chacun tend à justifier la lenteur de l’action en pointant du doigt les responsabilités et les manquements des autres.
L'impact réel des gestes individuels sur l'empreinte carbone des Français
Face au besoin d’action rapide et efficace, la responsabilité des consommateurs et l’écocitoyenneté est souvent le premier constituant du discours médiatique. Ce sont d’abord l’individu et les ménages qui devraient adopter sans tarder un ensemble de gestes écologiques, et qui pourraient permettre de commencer à changer la donne au regard des objectifs climatiques.
L’empreinte carbone moyenne des Français, qui s’élevait à 10,8 tonnes de CO2 en 2017, doit baisser d’environ 80% d’ici 2050 pour parvenir aux 2 tonnes de CO2 par an compatibles avec l’Accord de Paris. À quelle hauteur l’action individuelle peut- elle, ou doit-elle, contribuer à cet objectif ?
Pour un Français moyen, l’impact probable des changements de comportement individuels pourrait stagner autour de 5 à 10% de baisse de l’empreinte carbone.
Nous avons établi une liste d’une douzaine d’actions relevant de la seule volonté d’un individu, en agrégeant « petits gestes du quotidien » (acheter une gourde, équiper son logement de lampes LED…) et changements de comportement plus ambitieux (manger végétarien, ne plus prendre l’avion, faire systématiquement du covoiturage…). Ces actions sont toutes réalisables sans aucun investissement.
Nous avons ensuite regardé ce qu’il était possible d’espérer en termes de baisse de l’empreinte carbone si un Français activait conjointement et systématiquement l’ensemble de ces actions, tous les jours de l’année. Il en ressort que la baisse serait de l’ordre de -25%.
Cette hypothèse maximaliste a le mérite de mettre en lumière deux résultats importants :
- D’abord, l’impact de l’action individuelle n’est pas du tout négligeable – à condition de ne pas se cantonner à des actions symboliques et marginales. Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien représente à lui seul une baisse d’environ 10% de l’empreinte carbone totale d’un individu.
- Mais force est de constater que même un comportement « héroïque » généralisé ne peut permettre une baisse suffisante pour respecter l’objectif 2°C de l’Accord de Paris, laquelle demande de faire disparaître 80% des émissions actuelles (au sens de l’empreinte carbone).
Si l’on considère par ailleurs que, en cas d’exhortation généralisée à l’action, tous les Français seront loin d’activer l’ensemble des leviers, ce que l’on peut attendre de mieux de la part de ces changements de comportement individuels serait plutôt de l’ordre d’une baisse de -5% à -10% de l’empreinte carbone moyenne.
Nous sommes tous contraints par le système socio-technique
Nos calculs montrent que l’engagement des individus et des ménages vers une décarbonation des modes de vie est assurément incontournable, et pour autant insuffisante pour atteindre les objectifs de réduction et viser la neutralité carbone de la France en 2050.
En deux siècles (depuis la révolution industrielle), nous avons bâti un environnement social et technique bâti sur la promesse d’une énergie fossile abondante et bon marché, sans contreparties suffisamment négatives qui demanderaient de nous limiter délibérément. Ce sont bien les machines qui émettent du CO2, pas les êtres humains ; pour décarboner nos économies, l’action individuelle est certes une partie de la réponse, mais elle ne peut suffire à atteindre les baisses nécessaires. De même, l’efficacité et l’amélioration technique sont indispensables, mais non suffisantes.
Pour gagner la bataille, il faut transcender le seul maillon individuel et accéder à un niveau collectif d’action. En parallèle des efforts dans la sphère privée, qui devront prendre place de toute façon, il est aussi essentiel obtenir du système (notamment comme citoyen ou comme collaborateur d’entreprise) le déclenchement d’un changement bien plus radical et profond que ce qui est entrepris aujourd’hui.
Chaque individu est limité par le « système socio-technique », c’est-à-dire l’environnement social et technologique dont il dépend.
Assortir la logique de responsabilisation individuelle à une logique de revendication collective
Pour réformer le système et décarboner les équipements et services dont nous dépendons tous, la question des investissements est fondamentale.
L’investissement privé des ménages dans la rénovation des logements (rénovation thermique, changement de chaudière), et l’achat d’un véhicule bas carbone (véhicule électrique, ou très faiblement consommateur, ou éventuellement au biogaz) constitue un levier majeur de la transition. Il doit être déclenché et encouragé par les pouvoirs publics, à qui il incombe de mettre en place les incitations et aides adéquates.
Au total, la combinaison d’une posture « réaliste » en termes de gestes individuels (environ -10%) et d’investissements au niveau individuel (environ -10%), induirait une baisse d’environ -20% de l’empreinte carbone personnelle, soit le quart des efforts nécessaires pour parvenir à l’objectif 2°C.
La part restante de la baisse des émissions relève d’investissements et de règles collectives qui sont du ressort de l’État et des entreprises.
Les entreprises ne pourront rien faire à la bonne échelle sans commencer par mesurer, avec le même degré de granularité que la comptabilité économique, leur dépendance aux énergies fossiles. C’est un préalable pour limiter drastiquement leur empreinte dans les meilleures conditions. Cela contribuera à activer la réflexion sur la transformation de leurs process industriels, leur fret de marchandises, leur approvisionnement énergétique, la conception de leurs produits, ou encore le choix des investissements et des implantations géographiques.
Rappelons que, dans une entreprise, une action d’envergure ne prend place que si elle est décidée et pilotée par le sommet de l’exécutif, et intégrée au cœur même de la stratégie.
Il revient à l’État d’assumer pleinement son rôle de régulateur, d’investisseur, et de « catalyseur » à tous les niveaux. Il peut – et doit – montrer l’exemple en investissant dans la rénovation de ses propres bâtiments publics et en enclenchant la décarbonation de ses services (santé, éducation, défense pour l’essentiel, qui représentent 10% de l’empreinte carbone du pays).
L’État est seul à même d’édicter les règles qui permettent de réorienter les investissements dans les filières décarbonées au détriment des actifs « bruns », et seul à pouvoir mettre en place les incitations fiscales et réglementaires adéquates, former ses fonctionnaires aux enjeux climat, ou encore conditionner les accords commerciaux au climat si nécessaire. Il est le seul à pouvoir négocier avec l’Europe, qui a une compétence réglementaire sur bien des sujets majeurs pour le climat.
Et l’État doit accepter de mettre en balance la croissance à court terme avec les inconvénients de la croissance « un peu plus tard ».
Cette variété de leviers d’action doit être mise au service d’une transition radicale, dont on peut esquisser les contours sans prétendre à l’exhaustivité : développement des énergies bas carbone en fonction de leur contribution à l’atteinte des objectifs nationaux et de leur coût à la tonne de CO2 évitée, fin du charbon et du gaz fossile dans la production électrique, grand plan de rénovation des bâtiments résidentiels et tertiaires, décarbonation des modes de transport de personnes et de marchandises, réforme profonde du système agricole, décarbonation des process de l’industrie française, développement des puits de carbone naturels et technologiques, etc.
Il est donc vain, et même dangereusement contre-productif, de prétendre résoudre question climatique en faisant reposer l'exclusivité de l’action sur les seuls individus. Le problème est systémique ; la construction d’une solution viable et crédible ne peut faire l’économie d’une action collective forte, qui devra passer par la mise en mouvement de tous, à la mesure des efforts déployables par chacun.
*La vision « réaliste » considère que seule une partie des actions activables à l’échelle individuelle sera réalisée, en fonction de la volonté de changement des ménages à l’échelle française. Elle est donc plus modeste que la vision « héroïque », où tous les ménages effectuent l’ensemble des actions (baisse de -25% dans ce cas)
Deux points de méthode importants
- Seul le facteur « climat » est pris en compte dans l’étude, c’est-à-dire l’impact de l’homme sur le réchauffement climatique, mesuré via la quantité d’émissions de gaz à effet de serre émises annuellement. Cet impact est exprimé en tonnes de CO2 équivalent (tCO2e) ; les GES[1] hors dioxyde de carbone sont convertis en tCO2 équivalent selon la métrique d’équivalence GWP100. D’autres impacts environnementaux cruciaux (sur la biodiversité, l’eau, la production de déchets ou l’acidification des océans…) relèvent d’autres calculs.
- L’étude considère l’empreinte carbone d’un « Français moyen ». Elle est égale à l’empreinte carbone du pays[2] divisée par le nombre d’habitants. Ce Français moyen n’existe évidemment pas : il n’est qu’une vue de l’esprit qui permet de manipuler des données commodes. Une étude plus fine pourrait segmenter les différents niveaux d’émissions de GES pour des individus issus de chaque classe socio-économique et les leviers d’action à disposition de chacun (exemple pour la mobilité : une forte utilisation de transports en commun et beaucoup d’avion pour un CSP+ urbain, beaucoup de trajets en voiture thermique pour un individu de classe moyenne rurale ou périurbaine, etc.). Soulignons néanmoins que ce présent exercice en approche moyenne reste intéressant dans sa capacité à donner des ordres de grandeur pertinents et simplement compréhensibles.
Tous les graphiques sont issus de modélisations internes Carbone 4.
1. L'impact réel des écogestes individuels
Un calcul moyen basé sur les émissions nationales
En tant qu’individus consommateurs de logement, de mobilité, de nourriture, de biens et de services, nous possédons tous une « empreinte carbone personnelle » exprimée en tonnes de CO2 équivalent (CO2e)[3] par an, qui reflète notre impact annuel personnel sur le climat. La France calcule chaque année « l’empreinte carbone moyenne des Français », c’est-à-dire l’empreinte carbone de la France divisé par le nombre d’habitants. En 2017, ce chiffre s’élevait à 10,8 tonnes de CO2 par an et par personne[4].
Une empreinte six fois trop grosse
L’objectif ultime en matière de climat consiste à ne pas dépasser un réchauffement planétaire de +2°C par rapport à l’époque préindustrielle. La réduction drastique, radicale, du niveau d’émissions de GES compatible avec cette ambition impliquerait qu’un Français moyen baisse son empreinte des quasi 11 tCO2e/an actuelles… à environ 2 tCO2e par personne et par an, d’ici 2050. Mais, si l’objectif à atteindre est clair, la manière de l’atteindre l’est beaucoup moins.
La question de la responsabilité de la réduction revient souvent sur la table. Les différentes catégories d’acteurs se renvoient la balle ; les pouvoirs publics, les entreprises, le monde financier, les citoyens, le monde associatif : chacun tend à justifier la lenteur de l’action en pointant des responsabilités et des manquements.
Parmi les argumentaires les plus fréquemment développés, la responsabilité des consommateurs et l’injonction à l’écocitoyenneté figurent en bonne place. Selon ce discours, l’individu et les ménages devraient adopter un ensemble de gestes écologiques qui serait à même de changer la donne et d’atteindre les objectifs climatiques.
Quel est l’impact réel d’un comportement individuel « héroïque » ?
L’exercice mené dans cette première partie tente d’estimer l’impact maximal que peuvent avoir les gestes individuels, petits et grands (hors gestes nécessitant un investissement) sur l’empreinte carbone d’un Français moyen.
La liste des éco-gestes a été établie à partir des actions revenant fréquemment dans le discours commun. Elle mêle « petits gestes » (baisse de la température de chauffage du logement, achat de LED, achat d’une gourde) et changements de comportement plus significatifs (adopter un régime végétarien, ne plus prendre l’avion, n’acheter que des biens d’occasion…). Chaque geste est quantifié indépendamment des autres. L’étude n’a pas la prétention d’afficher une liste d’actions exhaustive : ainsi, la limitation du gâchis alimentaire à l’échelle individuelle ou encore la baisse de la fréquence des voyages longue distance en voiture particulière n’ont par exemple pas été considérées.
Les hypothèses prises pour chaque action sont les suivantes :
Action | Hypothèse |
Régime végétarien | Supprimer la viande et le poisson du régime alimentaire[5] |
Vélo pour trajets courts | Remplacer les trajets voiture courte distance en milieu urbain par du vélo[6] |
Covoiturage sur tous trajets | Fixer le taux d'occupation de tous les trajets en voiture, courts et longs, à 2,2 personnes/voiture[7] |
Ne plus prendre l’avion | Supprimer 100% des vols domestiques et internationaux[8] |
Moins de vêtements neufs | Acheter trois fois moins de vêtements neufs[9] |
Manger local | Consommer l'ensemble de son alimentation en circuit court[10] |
Thermostat | Baisser la température de consigne de son logement[11] |
Electroménager et hi-tech d'occasion | Tout acheter d'occasion[12] |
Zéro déchet et gourde | Supprimer les émissions liées aux emballages[13] |
LEDs dans logement | Equiper son logement d'un éclairage LED[14] |
À dessein, ce jeu d’hypothèses est donc doublement caricatural : non seulement parce que chacune de ces actions nécessite un niveau d’engagement très fort (et dont la désirabilité de certaines peut être mise en doute), mais aussi parce que nous faisons l’hypothèse qu’elles sont menées de front par tous les Français.
Actions individuelles : deux conclusions
Deux conclusions peuvent être tirées de la quantification des actions individuelles.
D’abord, l’impact des gestes individuels est loin d’être négligeable. À condition, bien sûr, de ne pas se cantonner à quelques actions symboliques et marginales.
Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien est significatif.
Il représente à lui seul 10% de la baisse de l’empreinte.
Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien, voire végétalien, est significatif. Il permet de limiter les émissions issues de l’élevage (émissions de méthane par les ruminants) et de la déforestation (déstockage du carbone sous l’effet du changement d’affectation des sols). Il représente à lui seul 10% de baisse de l’empreinte, soit 40% du total de la baisse maximale induite par les changements de comportements étudiés. Viennent ensuite les actions liées à la mobilité (covoiturage, suppression des trajets en avion, modes de transport doux), à la consommation de biens et services (achat de vêtements, d’électroménager et d’appareils high-tech d’occasion, zéro déchet) puis au logement (thermostat, éclairage LED).
En ce sens, les écogestes, à condition qu’ils soient pertinents, ont un réel impact sur l’empreinte carbone. Ils sont par ailleurs nécessaires, au sens strict du terme : ils ne sont actionnables par personne d’autre que nous-mêmes.
La seconde conclusion est que, même avec un comportement individuel proprement héroïque, c’est-à-dire l’activation quotidienne et sans concession de tous ces leviers, un Français ne peut espérer réduire son empreinte de plus de 2,8 tonnes par an, soit environ 25% de l’empreinte carbone annuelle.
Sachant que la baisse requise pour atteindre des niveaux compatibles 2°C est de l’ordre de -9 tonnes par an et par personne (de 10,8 tCO2/an à 2 tCO2/an), les gestes individuels peuvent donc contribuer au maximum à un peu moins d’un tiers l’effort à faire pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris.
Du Français « héroïque » au Français « moyen »
La conclusion est encore plus modeste si l’on se souvient que ce raisonnement s’applique à tous les Français : le résultat n’est donc vrai que si l’ensemble de la population parvenait à ce niveau d’efforts.
Or, en France, on peut considérer que seuls 20% des individus sont « moteurs » sur les sujets climat, 60% plutôt « variables » sur la question, et 20% carrément réfractaires à toute injonction au changement sur les questions environnementales et climatiques[15].
L’impact à espérer des changements volontaires de comportement individuel, en prenant en compte l’acceptabilité relative du sujet climat dans la population, pourrait stagner autour de 5% à 10% de baisse de l’empreinte personnelle en moyenne.
En considérant que les individus moteurs activeront l’essentiel du comportement héroïque décrit ci-dessus (ce qui ne sera probablement même pas le cas), que les variables appliqueront le quart des actions, et que les réfractaires ne feront rien, l’impact que l’on pourrait attendre des changements volontaires de comportement individuel (sans réglementation, interdiction ou obligation de la part du législateur) pourrait stagner autour de 5% à 10% de baisse de l’empreinte carbone pour un Français moyen. Une goutte d’eau par rapport aux 80% de baisse nécessaires.
Alors, la bataille pour le climat est-elle perdue ?
Comment garder espoir si même une ascèse généralisée suffit à peine à réduire notre empreinte d’un quart ?
Malgré les apparences, la relative modestie de l’impact de l’action individuelle pourrait au contraire représenter une excellente nouvelle pour chacun de nous. Car c’est l’occasion de réaliser que les individus restent dépendants, quoi qu’ils fassent, à des structures carbo-intensives et énergivores ; et que c’est ensemble, et pas seulement chacun chez soi, que se joue l’essentiel du combat à mener pour passer à un niveau supérieur d’action.
2. La contrainte du système socio-technique
Comment expliquer ce si faible impact de nos gestes individuels sur notre propre empreinte carbone ?
L’explication la plus directe à fournir est que l’enjeu climatique est d’ordre systémique : il dépasse largement la sphère individuelle. Nous sommes tout bonnement limités par le
« système », c’est à dire l’environnement social et technique dont nous avons hérité, bâti sur la promesse d’une énergie fossile bon marché et illimitée. Nos équipements sont énergivores et consomment du CO2. Si la sobriété est essentielle, elle ne peut être le seul levier.
Nous sommes limités par le « système », c’est à dire l’environnement social et technique dont nous avons hérité, bâti sur la promesse d’une énergie fossile bon marché et illimitée
L’exemple de la mobilité
Utiliser davantage les transports en commun et avoir systématiquement recours au covoiturage sont des pratiques qui ont un impact indiscutable sur le total des émissions liées à nos déplacements (environ -1/3 sur le poste mobilité). Mais ces gestes ne supprimeront pas notre dépendance à un système de transports fonctionnant, que nous le voulions ou non, sur la base d’énergies toujours carbonées comme le diesel, l’essence, le kérosène ou le GNV. Et dans de très nombreux pays (mais pas en France), l’électrification du parc ne fait que déplacer le problème, puisque l’on a indirectement recours au charbon et au gaz des centrales électriques au lieu d’une utilisation directe de pétrole. Sans une mutation profonde des équipements que nous utilisons, aucune baisse significative de l’empreinte ne pourra être atteinte.
De même, covoiturer permet assurément de diminuer la consommation de carburant par personne transportée, mais ne permet pas de supprimer en quasi-totalité la dépendance du moyen de transport à l’essence ou au Diesel.
L’exemple du logement
Même constat pour les émissions liées au logement. Installer un thermostat chez moi, ou baisser la température en hiver quitte à enfiler un pull-over, sont des actions extrêmement utiles et rentables, que chacun pourrait mettre en application chez soi.
Mais, tant qu’un investissement ne viendra pas remplacer ma chaudière individuelle, elle fonctionnera toujours au gaz ou au fioul. Tant que la copropriété n’aura pas investi dans le raccordement à un réseau de chaleur urbain (à supposer que ce soit techniquement possible), je resterai dépendant de la solution de chauffage de l’immeuble ou du réseau de gaz. Et il ne dépend pas de mon action individuelle qu’il y ait demain du gaz essentiellement constitué de biométhane dans les réseaux de gaz, à supposer que ce soit possible.
Mes seuls changements de comportements ne rendront pas ma maison mieux isolée. Et je n’ai évidemment aucune prise sur le choix passé des matériaux très carbonés (béton, acier) qui constituent aujourd’hui mon logement.
Un système socio-technique énergivore
Une part substantielle de nos émissions est ainsi déterminée par le système socio-technique dont nous faisons partie : ce sont bien nos machines qui émettent du CO2, pas les êtres humains.
Aussi la sobriété est-elle nécessaire, mais pas suffisante. L’efficacité incrémentale et la technique ne suffisent pas non plus. Pour changer la donne, il faut remplacer nos « esclaves énergétiques » fortement émetteurs par des alternatives moins carbonées.
Les équipements et les infrastructures du pays - ou leur absence - sont le résultat de choix politiques passés ; ils sont énergivores « en eux-mêmes », et les individus n’ont par la force des choses aucune prise sur ce qui relève du passé. En revanche, la poursuite de ces choix relève d'une volonté collective.
Pour gagner la bataille, il faut transcender le seul maillon individuel pour accéder à un niveau collectif d’action. En parallèle des efforts individuels, qui devront prendre place de toute façon, il est aussi essentiel de réfléchir à ce que pourraient être des "éco- gestes » dans l'implication collective, en tant que citoyen, collaborateur d'une entreprise, membre d’association, ou à travers toute autre forme d’engagement. Il s’agit de déclencher un changement radical et profond du système dans lequel nous évoluons.
Pour atteindre la part restante de la baisse des émissions, c’est à l’État et aux entreprises d’investir massivement pour transformer le système socio-technique.
3. Une bataille à mener collectivement
La bataille ne pourra être gagnée uniquement par les individus agissant seuls. L’État, les collectivités locales, les entreprises et les ménages doivent agir de concert pour décarboner en profondeur le système dont nous dépendons.
L’investissement des ménages, un levier majeur
Extension naturelle des “gestes du quotidien » (au sens de « changements de comportements unilatéraux des individus sans besoin d’investissement »), les investissements des ménages dans des projets de réduction d’émissions peuvent les faire accéder à un niveau supérieur d’ambition, à condition bien sûr que les pouvoirs publics mettent en place les incitations et aides nécessaires.
Nous avons envisagé deux grands leviers “d’investissement des ménages” :
- pour le logement : un bouquet rénovation du bâti + changement de chaudière ;
- pour la mobilité : l’achat d’un véhicule particulier bas carbone.
Investissement des ménages – logement
Dans nos hypothèses, le geste de rénovation consiste à faire passer son logement au niveau de performance B[16]. Le geste de changement de chaudière consiste à s’orienter vers des énergies bas-carbone adaptées au type de logement.
Les hypothèses prises pour le changement de chaudière sont les suivantes :
Pour la maison individuelle :
- gaz et chauffage électrique à panneaux rayonnants vers pompes à chaleur, avec un appoint au gaz
- sortie du fioul et du charbon, recours aux pompes à chaleur, bois et GPL
Pour les logements collectifs à chauffage individuel :
- parc majoritairement “prisonnier” des chaudières gaz (difficile d’installer une pompe à chaleur dans son appartement sans engager des travaux plus importants)
- sortie du fioul, passage partiel vers le vecteur électricité (pompes à chaleur air-eau et air-air, chauffage panneaux rayonnants)
Pour les logements collectifs à chauffage collectif :
- sortie des chaudières fossiles, recours aux réseaux de chaleur urbains, aux pompes à chaleur collectives et aux chaudières bois collectives
Investissement des ménages – mobilité
Le levier “achat d’un véhicule bas-carbone” consiste majoritairement à passer d’un véhicule thermique à un véhicule électrique[17]. Quelques achats de véhicules GPL et hybrides rechargeables ont également été pris en compte.
L’activation conjointe de ces deux leviers induit une baisse d’environ deux tonnes de CO2e par an et par personne : 1,2 tonnes pour le levier rénovation + changement chaudière, 0,8 pour le passage à un véhicule bas carbone.
Au total, la combinaison d’une posture “héroïque” et de tous les investissements pertinents au niveau individuel induit une baisse de 45% de l’empreinte carbone, soit un peu plus de la moitié des efforts nécessaires pour parvenir à l’objectif 2°C.
L’urgence d’un investissement massif de l’État et des entreprises pour transformer le système socio-technique
La conclusion de ce qui précède est sans appel : l’action individuelle, qu’il s’agisse de changements de comportements ou d’investissements à l’échelle des ménages, sont à la fois incontournables et insuffisants.
Incontournables, car nous sommes les seuls à pouvoir les activer. Entre les gestes (-25% de baisse pour un citoyen très engagé) et les actions requérant un investissement (-20% au maximum pour les actions listées), nous avons la main sur un peu moins de 50% de notre empreinte carbone. C’est considérable : cela représente plus de la moitié de l’effort requis pour atteindre le niveau compatible 2°C. Pour un citoyen moyen, pas forcément héroïque, l’impact de son action personnelle avec et sans investissements tombe à environ 20% de baisse (environ 1/4 de l’effort à fournir), mais cela reste significatif.
Insuffisants, car l’autre moitié du gisement de réduction est aux mains des autres acteurs clés de notre environnement socio-technique, à savoir les pouvoirs publics et les entreprises. Cette part est même indirectement plus forte encore, car une bonne partie de la baisse côté ménages, ceux requérant des investissements, ne pourront avoir lieu sans les dispositifs et incitations publics adéquats.
Les entreprises et l’État ont une responsabilité immense dans le nécessaire changement de paradigme à impulser.
Entreprises : décarboner les chaînes de valeur
La transition du système sociotechnique dans lequel nous vivons devra être portée en partie par le secteur privé.
Chacun de nous est consommateur de biens et services, importés ou non, qui possèdent une empreinte carbone à l’image des processus industriels, logistiques et techniques qui les ont fait naître.
Sans un basculement massif de ces processus, aucune transition d’envergure ne pourra être espérée.
Décarboner la chaîne de valeur des entreprises passe d’abord par l’identification exhaustive de leur dépendance au carbone en amont et en aval de leur chaîne de valeur, grâce au calcul de leur bilan carbone.
Une fois cet impact bien compris, il s’agit de décarboner en profondeur leurs process industriels, leur rapport au fret de marchandises et au transport des collaborateurs, leur stratégie d’approvisionnement énergétique, leur politique d’achats de biens matériels et immatériels, l’usage de leurs produits et services par leurs clients, l’intensité carbone de leurs investissements, ou encore la capacité de leurs solutions à connaître un recyclage vertueux, voire une seconde vie.
Ces chantiers ne sauraient se réduire à une politique de “petits pas” ; seule l’inclusion de la question du climat au cœur même de leur stratégie, telle que formulée par exemple par le rapport de la TCFD1, leur donnerait la grille de lecture nécessaire pour agir à la hauteur des enjeux. Les acteurs privés ont par ailleurs une responsabilité dans leur capacité à questionner leurs modèles de croissance et d’intégrer les décisions climat au plus haut niveau.
On voit ici l’importance de l’investissement, tant pour les activités de recherche et développement de produits compatibles avec un monde bas carbone, que pour le changement d’équipements et de processus.
L’État, un catalyseur déterminant
La puissance publique doit elle-même contribuer à décarboner le système socio-technique français à plusieurs niveaux.
Dans les institutions publiques d’abord, en investissant dans la rénovation de ses propres bâtiments et dans la décarbonation de ses services (santé, éducation, défense, intérieur, logements sociaux, etc.). Il doit par ailleurs faire sa part dans la montée en compétence de ses fonctionnaires sur les sujets énergie et climat.
L’État a par ailleurs une responsabilité dans la décarbonation des entreprises et des ménages, aussi bien en qualité d’agent macroéconomique que de régulateur. En fléchant les investissements dans les filières bas carbone au détriment des actifs bruns, en développant les incitations publiques adéquates, en réglementant et en adaptant la fiscalité, ou encore en renégociant certains accords commerciaux, la puissance publique dispose d’un « couteau suisse » qui doit être mis au service de la décarbonation du territoire, dont on pourrait esquisser quelques pistes non exhaustives :
- développement des énergies bas carbone qui présentent à la fois un bon potentiel pour contribuer à l'atteinte des objectifs nationaux et le meilleur bilan en termes de contribution à la balance commerciale et de coût à la tonne de CO2 évitée ;
- lancement d’un grand plan de rénovation des bâtiments résidentiels et tertiaires ;
- décarbonation des modes de transport de personnes et de marchandises ;
- encouragement et accompagnement de la transition du système agricole et industriel ;
- augmentation des puits de carbone naturels et technologiques ;
- …
Synthèse – ménages « héroïques »
Au total, la part « systémique » dans l’effort requis pour réduire l’empreinte carbone des Français au niveau promulgué par l’Accord de Paris est écrasante : il devrait assumer la moitié de l’effort à fournir même si tous les Français étaient absolument exemplaires.
Synthèse – ménages « moyens »
La part de l’État et des entreprises représente environ les trois quarts de l’effort à fournir dans le cas plus réaliste d’une acceptation modérée des changements de comportements à l’échelle individuelle.
Zoom sur le logement et la mobilité
Si nous suivons en particulier ce qu’il se passe sur le poste “Logement”, nous voyons que l’empreinte réduit déjà de moitié grâce aux actions avec et sans investissement du ménage. Le reste de la baisse devra être porté d’une part par la baisse des facteurs d’émissions de l’électricité (développement de la filière renouvelable et bas-carbone) et du gaz (développement de la filière biométhane) ; et d’autre part par la baisse du contenu carbone des matériaux utilisés dans la construction des logements (matériaux biosourcés, substitution du clinker dans le ciment, moindre recours au béton, etc.).
Quant à la mobilité, le covoiturage, de l’utilisation du vélo en lieu et place de la voiture en milieu urbain, et la baisse drastique de la consommation d’avion ont un impact significatif. À noter que l’impact relativement faible de la suppression de l’avion est dû à l’approche en « empreinte carbone moyenne », qui cache la réalité socioéconomique (le levier avion est nul pour un ménage modeste, mais très fort pour un ménage plus aisé grand consommateur de voyages lointains). Investir dans une voiture électrique est à double tranchant, car le gain très significatif sur la phase d’usage (-1 tonne/an) est à moitié annulé par l’augmentation de l’empreinte de fabrication de la batterie (+0,5 tonnes/an). Le passage vers une mobilité zéro émission nette, telle que préconisée par la Stratégie Nationale Bas Carbone, ne pourra se faire sans une décarbonation quasi-complète du système électrique et gazier, ainsi que par une baisse importante du contenu carbone des batteries et autres équipements.
Conclusion
Rappelons ici l’immense valeur des « gestes du quotidien » et des changements de comportements, pour au moins deux raisons.
D’abord, ils ont un impact indéniable sur la baisse de l’empreinte, si tant est qu’ils soient à la hauteur des enjeux et ne servent pas que de caution morale pour excuser d’autres modes de consommation moins irréprochables. Gardons en tête que, si nous le voulons, nous sommes à notre échelle, sur la base de simples changements de comportement et de modes de consommation, capables de baisser d’à peu près un quart notre empreinte personnelle. C’est considérable.
Deuxièmement, ils sont nécessaires, au sens strict du terme, car actionnables par nous et nous seuls. Personne ne fera le choix à notre place d’opter pour des comportements et modes de consommation plus sobres et moins carbonés. Troquer la voiture pour le vélo autant que faire se peut, faire du covoiturage, manger moins de viande, réduire sa consommation de biens neufs reste un choix personnel décidable par nous seuls, souvent en intersection d’ailleurs avec d’autres systèmes de valeurs. L’action climatique, et c’est ce qui en fait un projet particulièrement enthousiasmant, peut nourrir et être nourrie par d’autres logiques de bien-être.
Néanmoins, cette nécessaire action à l’échelle individuelle doit se doubler d’un engagement collectif fort. Les chiffres le montrent : l’individu seul ne pourra tout résoudre. Si le système socio-technique dans lequel nous vivons tous ne se réforme pas de toute urgence, l’injonction permanente à l’effort individuel ne pourra plus être entendue très longtemps.
La responsabilité qui incombe aux pouvoirs publics et aux entreprises pour réduire l’empreinte carbone personnelle des Français est majeure.
Pour gagner la bataille, il faut transcender le seul maillon individuel pour accéder à un niveau collectif d’action. En parallèle des efforts individuels, qui devront prendre place de toute façon, il est aussi essentiel d'avoir des "éco-gestes" dans l'implication collective pour déclencher un changement radical et profond du système dans lequel nous évoluons.
Responsabiliser sans culpabiliser, exiger une transformation radicale du système sans renoncer à ses propres efforts individuels, assortir la mutation écologique de son comportement personnel d’un engagement collectif dans la sphère publique : le mouvement massif et général vers une société bas carbone devra passer par la mise en mouvement de tous, à la mesure des efforts déployables par chacun.
Quelques références
Ménages et environnement, les chiffres clés, Commissariat général au développement durable, 2017
Projet de Stratégie nationale bas carbone, Ministère de la transition écologique et solidaire, décembre 2018
ZEN 2050 – Imaginer et construire une France neutre en carbone, Entreprises pour l’environnement, 2019
Chiffres clés du transport, Commissariat général au développement durable, 2017
Vingt cinq années de transport intérieur des voyageurs, Ministère de la transition écologique et solidaire, 2016
Visions énergie-climat 2035-2050, ADEME
« Cibler les comportements des gens sans changer le système, c'est risible » https://usbeketrica.com/article/cibler-comportements-sans-changer-systeme-risible
Nudging out support for a carbon tax
https://www.nature.com/articles/s41558-019-0474-0
Face à l’urgence climatique, méfions-nous de la sur-responsabilisation des individus https://theconversation.com/face-a-lurgence-climatique-mefions-nous-de-la-sur-responsabilisation-des-individus-116481