Zéro Artificialisation Nette : décryptage des enjeux
Le 21 juillet dernier, deux décrets de modification de la Loi sur la ZAN (Zero Artificialisation Nette) ont été publiés au journal officiel, modifiant ainsi sa mise en application. Il s’agit de la dernière étape d’un parcours législatif long et complexe pour mettre en œuvre une promesse annoncée dans le Plan Biodiversité de 2018. De quoi parle-t-on précisément ? Est-ce que la loi permettra d’atteindre les objectifs fixés par les pouvoirs publics pour réduire l’artificialisation du territoire français ?
Carbone 4 vous propose un décryptage de la loi ZAN, des enjeux autour de l’artificialisation en France et de ses conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre (GES), la biodiversité et le bien-être de notre société.
Comment définir l’artificialisation ?
D’après la définition de l’INSEE généralement utilisée dans les documents institutionnels, l’artificialisation des sols correspond à la transformation d'espaces naturels, agricoles, ou forestiers (ENAF) en espaces artificialisés, par des actions d'aménagement pouvant entraîner leur imperméabilisation partielle ou totale.
En pratique, l’artificialisation est un objet globalement mal caractérisé. Elle peut recouvrir des réalités très différentes selon les espaces concernés, le type de transformation, et, par conséquent, les impacts associés : convertir une forêt diversifiée en parking goudronné ou un espace agricole intensif en parc urbain végétalisé n’ont évidemment pas les mêmes conséquences sur l’environnement. De même, selon cette définition, un espace considéré comme “non artificialisé” n’est pas forcément vertueux d’un point de vue environnemental : une zone d’agriculture intensive utilisant une grande quantité d’intrants et pesticides sera par exemple comptabilisée parmi les ENAF, ie. comme une terre “non artificialisée", en dépit d’un impact important sur le vivant. Il est important de noter que cette notion d’artificialisation ne permet donc pas une distinction entre espaces anthropisés vs naturels, ni entre espaces bénéfiques vs néfastes pour la biodiversité. Elle n’est pas non plus synonyme d’imperméabilisation : en France, environ 2/3 des sols artificialisés (non ENAF) sont considérés comme imperméabilisés. (Source : Agreste, Enquêtes Teruti Lucas, 2014 voir Primeur n°326)
Les moyens d’évaluation de cette artificialisation sont aussi très hétérogènes, aboutissant à des estimations très variables. Selon les sources et les périodes d’études, celles-ci peuvent aller de 16 000 à 61 200 ha par an [1], avec des conséquences sur l’ambition des objectifs annoncés. Quelles que soient les estimations, les données convergent en revanche pour montrer « qu’en France, l’artificialisation est supérieure à la moyenne européenne et qu’elle augmente plus rapidement que la population », comme l’analysent les auteurs du rapport sur l’objectif ZAN réalisé par France Stratégie en 2019 [2].
En effet, avec une moyenne de 446m2 de terre artificialisée par personne, la France se place au 4ème rang des pays européens avec le plus haut taux d’artificialisation par habitant·e. Depuis 1981, les terres artificialisées sont passées de 3 à 5 millions d’hectares (+70%), soit une croissance largement supérieure à celle de la population (+19%). Cinq millions d’hectares, c’est l’équivalent de la superficie totale de la région Bourgogne France Comté. Sur la période de 2009 à 2019, c’est environ 276 000 hectares de terres qui ont été artificialisées en France métropolitaine, soit l’équivalent, en seulement 10 ans, du département du Rhône.
Les terres touchées par cette artificialisation sont majoritairement agricoles. Elles sont artificialisées à des visées d’habitat (42%), de transport (28%), ou d’infrastructures de services et de loisirs (16%), à l’instar des zones commerciales[3]. Parmi les causes de l’accélération de l’artificialisation en France ces dernières décennies, on peut citer l’étalement urbain, la sous-exploitation du bâti existant[4], l’augmentation du nombre de ménages, ou encore les nouveaux modes de consommation. D’après l’observatoire de l’artificialisation, 43% de la consommation d’espaces a lieu dans des zones péri-urbaines peu denses.
Quelles sont les conséquences de l’artificialisation ?
L’artificialisation des sols a des impacts significatifs sur notre environnement, contribuant à aggraver la crise climatique et l’érosion de la biodiversité. La nature et la gravité des impacts dépendent à la fois du type d’espaces artificialisés créés (plus ou moins imperméabilisés, plus ou moins végétalisés, etc.), et de la qualité des sols des surfaces consommés lors du processus (types d’ENAF et pratiques de gestion). Au regard des dynamiques générales en France, plusieurs grandes conséquences associées à l’artificialisation des sols sont observées sur le territoire.
Biodiversité
Le changement d’usage des sols est le premier facteur d’érosion de la biodiversité terrestre dans le monde[5]. Loin derrière l’extension agricole en termes de surfaces, l’artificialisation est néanmoins l’une des formes de changement d’usage des sols les plus impactantes pour l’intégrité des écosystèmes. Le retournement des sols et leur potentielle imperméabilisation altèrent fortement les micro-organismes et la faune des sols. Les écosystèmes concernés et les espèces qui vivent dans ces milieux sont aussi considérablement impactés, que ce soit par la destruction directe des habitats, la fragmentation des écosystèmes et la rupture des continuités écologiques, ou le dérangement et les pollutions associés aux activités humaines. Les habitats de certaines espèces peuvent devenir trop petits pour rester viables, certaines infrastructures peuvent constituer des obstacles empêchant le passage d’un espace naturel à un autre (ex. routes, voies ferrées, barrages, etc.), isolant des populations ou entraînant une augmentation de la mortalité directe lorsque certains animaux tentent de les traverser, de même la pollution lumineuse ou sonore peut déranger et entraîner le déplacement de nombreuses espèces.
L’artificialisation des sols, via les impacts directs et indirects mentionnés ci-dessus, participe à l’érosion voire à l’effondrement des espèces qui vivaient sur ces territoires. Une autre conséquence à considérer est l’homogénéisation du vivant (entrainant également une réduction de la biodiversité) si seules quelques espèces supportant les conditions de vie des milieux artificialisés y survivent, au détriment des autres.
A noter que les espaces considérés comme “non artificialisés” avec des pratiques agricoles ou forestières intensives peuvent avoir des conséquences similaires sur la biodiversité (destruction et fragmentation des habitats).
Carbone
Sur le plan des émissions de GES, l’artificialisation des sols est une source d’émissions de CO2, mais aussi une potentielle cause de la réduction des capacités de séquestration carbone des milieux. Son impact sur le changement climatique est donc non-négligeable. A l’échelle de la France, l’artificialisation des sols est responsable d’environ 5 millions de tCO2 en 2022 (rapport 2023 du HCC), soit 8% des émissions du secteur du bâtiment.
Lorsque la végétation est retirée et les sols retournés, le carbone qui était stocké dans les sols est relâché dans l’atmosphère, en particulier s’ils ne sont pas très vite recouverts par la végétation ou un revêtement adapté. Selon l’ADEME, environ 190 tCO2 sont émises lors de l’artificialisation d’un hectare de terre agricole en espace imperméabilisé, soit l’équivalent de l’empreinte carbone annuelle de 20 français·es moyen·nes. Bien que le niveau d’incertitude des estimations soit élevé, il est possible de constater que l’impact en termes d’émissions de CO2 dépend du type d’artificialisation : l’imperméabilisation de prairies permanentes émet ainsi 50% plus de CO2 que l’imperméabilisation de terres cultivées (290 tCO2 vs 190tCO2).
Le changement d’usage des sols, et en particulier l’imperméabilisation des surfaces, réduit en outre le potentiel de séquestration des sols français. Comment alors atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 (équilibre entre les émissions et les puits), si la capacité d’absorption des puits actuels diminue ?
Enfin, l’artificialisation des sols étant la première étape pour développer de nouvelles activités (logements, transports, réseaux, etc.) sur une surface anciennement ENAF, elle est indirectement liée aux émissions des futures activités qui y seront développées. Il est donc crucial de prendre en compte l’usage final des espaces artificialisés et le besoin auquel répond le projet afin d’évaluer s’il contribue à atteindre les objectifs de neutralité carbone de la France ou, au contraire, s’il empêche l’atteinte de cet objectif.
À noter que les impacts de l’artificialisation des sols ne concernent pas uniquement la biodiversité et le carbone, mais peuvent aussi avoir des effets néfastes sur d’autres caractéristiques environnementales et sociales :
- Le climat local, par amplification de l’effet d’ilot de chaleur urbain
- La gestion de l’eau, dans le cas des surfaces imperméabilisées : l’eau n’est par définition plus absorbée dans les sols et ruisselle sur le béton, augmentant les risques d’inondations, d’érosion des sols, et de pollutions charriées par les eaux
- La qualité de vie : l’étalement urbain peut affecter la qualité de vie des habitant·es et accroitre les inégalités et la fracture sociale, les distances accrues entre le domicile et les lieux de travail et de vie quotidienne impliquant une augmentation du coût et du temps de transport
Vers la Zéro Artificialisation Nette en 2050 ?
Le Plan Biodiversité de 2018 inscrit pour la première fois l’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN) dans les engagements du gouvernement. Il a ensuite fallu attendre la loi Climat et Résilience du 22 août 2021, à la suite de la Convention Citoyenne pour le Climat, pour avoir une définition précise de cet objectif. Celle-ci dote la France d’un objectif ambitieux en imposant de réduire la consommation d’espace par deux d’ici 2030 (soit passer de 250 000 hectares artificialisés entre 2011 et 2020 à 125 000 hectares artificialisés entre 2021 et 2030), afin d’atteindre le Zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050. La ZAN correspond à l’équilibre[6] entre les sols artificialisés additionnels, qui perdent leurs fonctions naturelles pour permettre les activités humaines, et les sols « renaturés ».
La loi définit l’artificialisation comme « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage. » L’objectif ZAN amène ainsi à considérer les sols comme une ressource naturelle, offrant des services éco-systémiques, à préserver.
Cela va dans le sens des différentes orientations européennes et internationales. A l’échelle européenne, on peut noter l’objectif de “no net land take by 2050”, décidé en 2013, puis conforté et complété par la stratégie Biodiversité 2030 et la stratégie de protection des sols adoptée en 2023 par la Commission Européenne. La loi de restauration de la nature (adoptée par le Parlement en juillet 2023, en phase de trilogue), s’inscrit dans cette stratégie globale, en validant l’objectif de restaurer 20% des surfaces terrestres et maritimes d’ici 2030 et de restaurer tous les écosystèmes “poor to bad quality” d’ici 2050.
La mise en œuvre de la ZAN implique de repenser en profondeur notre modèle d’aménagement territorial, reposant notamment sur une approche coopérative et un besoin de coordination entre collectivités inédits. Il s’agit de remplacer une logique basée sur la consommation d’espace et l’étalement urbain au profit d’une logique de sobriété foncière, tout en maintenant la volonté de soutenir le développement de tous les territoires français pour réduire les inégalités territoriales.
Concrètement, le respect de la ZAN repose sur la déclinaison des objectifs d’artificialisation dans les documents de planification et d’urbanisme. Ce sont donc les collectivités territoriales qui sont responsables de la mise en œuvre et la réussite de la ZAN, notamment à travers la création d’une nouvelle instance à l’échelle régionale devant assurer le respect les objectifs. Cette instance a aussi pour rôle de faciliter les éventuels arbitrages lorsque la somme des prévisions d’artificialisation dans les documents de la planification locale (PLU, PLUi) dépasse les objectifs de la région.
Cela dit, la gouvernance de la ZAN fait face à de grands défis, à la fois politiques et techniques. Sur le plan politique, de nombreux élus s’y opposent sur le principe que la ZAN est incompatible avec leurs projets de développement et d’attractivité territoriale. Cette opposition politique est un frein important qui risque de rendre difficile la réelle réduction de la consommation d’espace en France, avec déjà de nombreuses dérogations intégrées au texte de loi, et des délais de mise en œuvre qui résultent de batailles politiques. Sur le plan technique, la question de la mesure de l’artificialisation demeure un point central qui n’est pas encore suffisamment bien défini pour assurer sa prise en compte dans les documents d’urbanisme – comme l’illustre la décision du Conseil d’État portant sur le manque de précision dans la définition des zones artificialisées (décision rendue le 4 octobre 2023).
Les difficultés qui persistent quant à la mise en place de la ZAN dans les territoires laissent penser que le gouvernement ne s’est pas donné les moyens suffisants pour en assurer la réussite. Faire reposer l’intégralité du dispositif sur les collectivités semble exclure le rôle considérable que pourraient avoir les entreprises dans la réduction de l’artificialisation, si elles y étaient contraintes.
C’est peut-être l’un des manquements des objectifs gouvernementaux actuels : comment engager les entreprises dans l’atteinte de la zéro artificialisation nette ? En choisissant de s’implanter dans un territoire ou d’y développer des activités économiques, les entreprises ont de plus en plus conscience de leur responsabilité sur ces territoires en termes de cohésion sociale, de développement économique, de santé, mais aussi de climat. Cette responsabilité devrait également porter sur les enjeux d’artificialisation afin d’inciter les acteurs économiques à créer un dialogue avec les collectivités pour engager une réflexion commune sur la réduction de l’artificialisation.
Conclusion
Bien que l’objectif de Zéro Artificialisation Nette soit ambitieux et aille dans le sens des objectifs climat et biodiversité de la France, sa mise en œuvre opérationnelle est encore loin d’être acquise. Quelles stratégies d’aménagement du territoire peuvent être mises en œuvre pour y parvenir ?
La coopération nécessaire à la réussite de la ZAN est une opportunité inédite pour remettre en question notre manière de façonner le territoire et nos pratiques de construction vers plus de sobriété foncière. Cela dit, la ZAN met en lumière ce qui peut apparaitre comme une incohérence dans notre réponse aux enjeux environnementaux, demandant à la fois de réduire l’artificialisation des sols tout en continuant à répondre à des impératifs de développement et de réindustrialisation des territoires (projets de voierie, d’infrastructure, de logements, etc.). Pour faire face à ces deux enjeux, les collectivités se doivent de se doter d’une ingénierie permettant de penser le territoire dans sa globalité (intégrant les enjeux de biodiversité, atténuation, adaptation, développement, bien-être, etc.). Des solutions peuvent alors apparaitre, tels que la valorisation du micro-foncier (petites propriétés disposant de surfaces vacantes) dont le gisement est diffus mais important et souvent bien situé, ou l’utilisation de friches urbaines (commerciales, militaires, industrielles).
Les limites du principe « d’équilibre » sur lequel repose la ZAN et les objectifs de renaturation
Basé sur le concept d’équilibre, l’objectif long-terme du « zéro artificialisation nette » repose également sur un effort de désartificialisation, ou de renaturation. Définie par la loi climat et résilience, la renaturation d’un sol consiste en « des actions ou des opérations de restauration ou d’amélioration de la fonctionnalité d’un sol, ayant pour effet de transformer un sol artificialisé en un sol non artificialisé ». Ainsi, au-delà de la réduction de l’artificialisation, augmenter la qualité des sols, notamment au regard de leur capacité de stockage du carbone, est essentiel pour conserver et restaurer les différents services écosystémiques fournis par les sols.
En ce qui concerne l’atteinte de l’objectif de neutralité carbone en France et le développement de nos puits de carbone, la ZAN est une approche nécessaire mais non suffisante pour augmenter le potentiel des puits de carbone. Alors que cette augmentation est indispensable, comme nous le rappelle le dernier rapport du Haut Conseil pour le Climat, publié en octobre 2023.
Se pose donc la question de la réelle capacité de renaturation en France : quelles sont les surfaces avec un véritable potentiel de renaturation et comment assurer la mise en œuvre effective des projets de renaturation ? Ici encore les collectivités territoriales sont en première ligne pour concevoir et réaliser des projets de renaturation qui permettent de répondre à l’objectif de la ZAN.
Pour l’instant, le manque d’information sur notre capacité à renaturer des sols à grande échelle laisse croire qu’il sera rapidement nécessaire d’interroger la pertinence d’une politique de zéro artificialisation brute, c’est-à-dire l’arrêt total de la consommation d’espaces non artificialisés.
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