Puits de carbone : de quoi parle-t-on et quel potentiel au niveau planétaire ?
Cet article est le premier d'une série sur la séquestration carbone publié dans le cadre de la Net Zero Initiative fin 2024.
Bien que le principe de compensation carbone soit désormais critiqué ou rejeté par un nombre croissant de standards et organismes de référence, les entreprises demeurent attendues sur leur capacité à construire une trajectoire de contribution aux séquestrations de carbone, à un niveau d’ambition compatible avec l’objectif de neutralité carbone planétaire.
Si les méthodologies de fixation d’objectifs de réduction brute des émissions comme celles de la SBTi existent pour de nombreux secteurs économiques, il n’existe pas encore de consensus méthodologique sur la manière de construire une trajectoire de séquestration « alignée avec la science » en tant qu’entreprise.
Des publications récentes telles que les derniers référentiels de la SBTi sur le Net-Zero[1] et sur le FLAG[2] (Forestry, Land and AGriculture), ainsi que le document provisoire du GHG Protocol Land Sector and Removals Guidance[3] viennent alimenter la structuration méthodologique pour la mise en œuvre de ces trajectoires de séquestration. Cette série d’articles a pour but de clarifier les enjeux, périmètres et limites des méthodes existantes pour les trajectoires de séquestration, en les mettant en regard des principes de la Net Zero Initiative (NZI).
Un premier article d’état des lieux des émissions et des séquestrations du secteur des terres au niveau planétaire met en lumière les questions de périmètre de comptabilité d’une part, et les potentiels de séquestration d’autre part. Les enjeux de fixation d’objectifs de séquestrations (standard SBTi) sont analysés dans un deuxième article à la lumière du référentiel NZI. La répartition des efforts de séquestration entre les différents acteurs économiques est abordée dans un troisième article, à partir d’une analyse détaillée du référentiel SBTi FLAG et du document provisoire du GHG Protocol.
Introduction
La neutralité carbone planétaire, objectif fixé par l’Accord de Paris et détaillé dans l’article 4 pour la seconde moitié du siècle, consiste à équilibrer les émissions et les séquestrations de Gaz à Effet de Serre (appelées aussi absorptions[4]) d’origine humaine :
En vue d'atteindre l'objectif de température à long terme énoncé à l'article 2, les Parties cherchent à […] parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l'équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté[5].
Le CO2 est le seul des principaux gaz à effet de serre (CO2, CH4, N2O) pouvant être retiré de l’atmosphère à travers des processus de séquestration naturelle ou technologique. Par conséquent, les objectifs de séquestration de CO2 doivent équilibrer l’équivalent CO de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre, et pas seulement de CO2[6].
Les émissions de gaz à effet de serre sont désormais largement suivies par les états, les entreprises et la société civile, qui s’engagent sur des trajectoires de réduction de plus en plus complètes. Mais les séquestrations demeurent un sujet complexe difficilement appréhendé par tous ces acteurs, et sur lesquels reposent néanmoins une part importante de nos objectifs climatiques mondiaux. Cet article fait le point sur l’état des lieux des puits de carbone au niveau planétaire aujourd’hui et sur le potentiel global de séquestration pour les prochaines décennies au regard des niveaux d’émissions mondiaux.
Inventaire des émissions et séquestrations anthropiques du secteur des terres
Les séquestrations d’origine anthropique relèvent du secteur des terres dit ‘AFOLU’ (Agriculture, Forestry, and Other Land-Use) qui couvrent les émissions et les séquestrations sur les terres gérées hors effets indirects liés au changement climatique[7]. Dans le sixième rapport du GIEC (chapitre 7) les émissions anthropiques nettes annuelles du secteur AFOLU évaluées dans les modèles globaux de dynamique de végétation (DGCM)[8] sont de 11,9 GtCO2e/an sur la période 2010-2019, environ 20% du total des émissions anthropiques nettes de gaz à effet de serre dans le monde. Elles sont réparties de la manière suivante (voir Figure 1) :
- Environ la moitié, soit 5,8 GtCO2e/an, est relative aux émissions de l’agriculture : fermentation entérique, culture du riz, gestion des sols et du fumier, engrais (en nuance de bleu et rouge sur le graphique).
- L’autre moitié, soit 6,1 GtCO2e/an, provient de l'utilisation des terres, du changement d'affectation des terres et la foresterie (UTCATF)[9], en vert entouré sur le graphique. Cette catégorie inclue les changements d'affectation des sols, tels que la déforestation et l’afforestation, et la gestion des terres, y compris la récolte et la repousse du bois, le drainage et les incendies des tourbières, et la gestion des terres cultivées et des prairies. Les modèles globaux de dynamique de végétation estiment le flux de CO2 terrestre anthropique en ne tenant compte que de l'impact des effets directs, et uniquement des zones qui ont fait l'objet d'une gestion intense et directe, telle que la coupe à blanc.
Les émissions UTCATF (en vert entouré dans le graphe ci-dessus) sont des émissions “nettes” : elles sont la différence entre des émissions brutes et des séquestrations (voir Figure 2). Le GIEC ne fournit pas le détail des émissions brutes et des séquestrations mais d’après le Global Carbon Budget 2020 :
- Les émissions brutes s’élèvent à 16,2 GtCO2/an en moyenne sur la période 2010-2019, et proviennent en particulier la déforestation et les autres activités de coupes ;
- Les séquestrations représentent environ -10,5 GtCO2/an en moyenne sur la période 2010-2019 et proviennent notamment de l’afforestation, la reforestation et la gestion des terres cultivées (prairies, haies, etc.).
*Global Carbon Budget 2020 : https://essd.copernicus.org/articles/12/3269/2020/. Un travail de recalibrage a été réalisé pour correspondre aux émissions nettes UTCATF annuelles du rapport du GIEC de 2022 (+6,1 GtCO2e/an). Les données de base du Global Carbon Budget 2020 évaluent les émissions brutes à 16,2 GtCO2/an et les séquestrations à -10,5 GtCO2/an sur la période 2010-2019, soit des émissions nettes de +5,7 GtCO2/an.
Quel est le potentiel global de séquestration carbone de la planète ?
Le potentiel technique global de séquestration carbone additionnel[10] du secteur des terres présente de très grandes incertitudes et est fortement dépendant des hypothèses considérées : rythme d’adoptions de pratiques agricoles et forestières, concurrence d’usages des terres liée aux régimes alimentaires et à la demande énergétique, coûts et financements de l’action, aléas climatiques, barrières culturelles et institutionnelles, etc. Le GIEC distingue ainsi :
- Le potentiel technique global de séquestrations additionnelles évalué à 22,2 GtCO2/an, qui correspond au potentiel biophysique de ces séquestrations. Ce potentiel théorique fait l’hypothèse que le développement des puits de carbone prime sur tous les autres objectifs (alimentaires, énergétiques, économiques, etc.) et que toutes les barrières (financières, humaines, politiques, climatiques, etc.) ne sont pas limitantes.
- Le potentiel économique de séquestrations additionnelles évalué entre 1,1 GtCO2e/an (coût inférieur à 20 USD/tCO2e) et 8,3 GTCO2e/an sur la période 2020-2050, qui est considéré comme probablement accessible à un coût inférieur à 100 USD/tCO2e. Même si le coût est loin d’être le seul critère de réalisation du potentiel de séquestrations, le potentiel économique peut être considéré comme une estimation à la fois ambitieuse et réaliste.
Dans la publication de Roe & al[11] (2019), qui sert de base pour le référentiel FLAG de SBTi, le potentiel de séquestrations additionnelles du secteur des terres (par rapport aux tendances d’évolution des séquestrations) est évalué à 7,6 GtCO2/an, ce qui est aligné avec le potentiel économique du GIEC pour un coût inférieur à 100 USD/tCO2e (8,3 GtCO2/an). Ces séquestrations relèvent de quatre catégories distinctes et sont représentées sur le graphique ci-dessous pour les différents niveaux de faisabilité technique et financière :
- La restauration des forêts, zones humides côtières, et des tourbières
- L’amélioration de la gestion forestière et l’agroforesterie
- La séquestration de carbone dans les sols agricoles et l’utilisation de biochar
- Le déploiement des technologies BECCS[12]
Le rapport du GIEC souligne à juste titre que le secteur AFOLU offre ainsi un potentiel d'atténuation significatif à court terme à un coût modéré (par rapport à d’autres secteurs), notamment à travers les actions de séquestration, mais ne peut pas compenser le retard d’autres secteurs dans les réductions d'émissions. De fait, le ‘potentiel économique’ de séquestrations additionnelles évalué à environ 8 GtCO2e/an (coût inférieur à 100 USD/tCO2e) est très loin de pouvoir équilibrer les émissions totales de GES évaluées à 56 GtCO2e/an en moyenne entre 2010 et 2019, comme l’illustre la figure ci-dessous. En outre, la mobilisation effective de ce potentiel fait en pratique face à des défis majeurs et est loin d’être acquise : défis techniques et organisationnels liés à des changements de pratiques ; concurrence d’usage des terres dans des contextes de croissance démographique et/ou économique ; accès à des financements adaptés et suffisants ; impact du changement climatique sur les écosystèmes.
Conformément aux principes de la Net Zero Initiative, l’atteinte de la neutralité carbone à l’échelle planétaire demande donc bien une mobilisation massive et simultanée sur la réduction d’émissions (pilier A) et sur la séquestration (pilier C), sans compensation possible entre les deux types d’action à l’échelle d’une organisation.
La question de la mobilisation technique et financière de ce potentiel limité de séquestration entre les différents acteurs est donc aussi centrale qu’épineuse. Les référentiels du GHG Protocol Land Sector and Removals (document provisoire) et du SBTi FLAG sortis en 2022 fournissent à ce titre de nouveaux éléments méthodologiques structurants à ce sujet, analysés dans les articles suivants à la lumière des principes et méthodes de NZI.
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Annexe - Périmètre de comptabilité des séquestrations anthropiques
Le concept de neutralité carbone planétaire demande de définir précisément le périmètre de ces absorptions anthropiques. Or, la définition de ce périmètre est complexe et varie en fonction des méthodes, en particulier entre les modèles scientifiques de dynamique du climat et de végétation utilisés par le GIEC[13] ou le Global Carbon Budget[14] et les inventaires de gaz à effet de serre nationaux.
Dans les modèles globaux de dynamiques de végétation, d’autres flux net de carbone depuis l’atmosphère vers la végétation sont évalués mais sont considérés comme non-anthropiques et ne sont pas inclus dans leur périmètre d’inventaire du secteur des terres. Ces flux nets de carbone sont évalués à 12,5 GtCO2/an sur la période 2010-2019 et sont répartis :
- Pour environ 5,5 GtCO2e/an sur les terres gérées, correspondant aux effets indirects des changements environnementaux sur les forêts ‘gérées’ non-intactes (changement climatique, concentration de CO2 ou dépôts d’azote).
- Pour environ 7 GtCO2e/an sur les terres non-gérées, correspondant aux mêmes effets indirects sur les forêts intactes non-gérées (forêts boréales et certaines parties des forêts tropicales)
En d’autres termes cela signifie que pour les ‘terres gérées’, les modèles globaux de végétation distinguent et séparent pour l’évolution de la végétation (i) ce qui relève des effets directs de gestion comme la coupe ou l’afforestation ; et (ii) ce qui relève d’effets considérés comme indirects liés à des changements environnementaux globaux comme l’augmentation de la croissance biologique liée à la concentration de CO2.
Cependant, il est quasiment impossible de distinguer les flux directs des flux indirects sur les terres gérées dans les exercices d’observation réalisés par les inventaires nationaux de gaz à effet de serre. Il en résulte une différence de définition et de périmètre des flux considérés d’origine anthropique entre les modèles climatiques qui excluent les effets indirects, et les inventaires nationaux qui incluent ces effets sur les terres gérées (voir Tableau 1 ci-dessous).
Le GIEC propose dans l’AR6 de réconcilier les deux approches en réintégrant au périmètre des séquestrations anthropiques des modèles globaux les effets indirects sur les terres gérées, de manière à ce que cela soit comparable aux inventaires nationaux. Ce recalibrage sur le périmètre des inventaires nationaux aboutit à des émissions nettes annuelles moyennes pour le UTCATF évaluées à 0,6 GtCO2/an sur la période 2010-2019 comme présenté dans la Figure 3. Le bilan net annuel des flux de carbone Terres-Atmosphère correspond à des séquestrations de 6,4 GtCO2/an.
Ces différences de périmètre mettent en évidence les différentes manières de considérer et comptabiliser les flux de carbone depuis l’atmosphère vers la végétation :
- 10,4 GtCO2/an de séquestrations brutes sont comptabilisées dans le périmètre des séquestrations anthropiques UTCATF (voir figure 2) comme conséquence de l’afforestation, la reforestation, la repousse après coupe, et les autres pratiques séquestratrices de gestion des terres cultivées ;
- 5,5 GtCO2/an supplémentaires de séquestrations sur les terres gérées consécutives à des effets indirects des changements climatiques et environnementaux. Ces effets indirects sont considérés comme anthropiques et inclus dans les inventaires nationaux de GES mais sont considérés comme non-anthropiques et ne sont pas inclus dans les inventaires des modèles du GIEC ;
7 GtCO2/an supplémentaires de séquestrations liés à des effets indirects sur les terres non-gérées sont considérés comme non-anthropiques et ne sont inclus dans aucun de ces périmètres d’inventaires (modèles GIEC ou inventaires nationaux).
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