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11 février 2025
Auteurs et autrices : Florine Ollivier-Henry, Inès Velu
Contributeurs & contributrices : Clément Ory, Gildas Mevel

Entre progrès agricole et urgence environnementale : le paradoxe des engrais

 

Introduction

Depuis le milieu du XIXème siècle, l'apparition des engrais de synthèse, couplée à l’évolution des pratiques agricoles, à la génétique, et à l’utilisation des produits phytosanitaires a permis une augmentation considérable des rendements et donc de la production agricole mondiale. À l’échelle internationale, en 2022, 109 millions de tonnes d’azote (N), 44 millions de tonnes de phosphore (P) et 35 millions de tonnes de potassium (K) ont été appliquées sur les terres agricoles, soit six fois plus qu’en 1961[1]. La part de ces nutriments provenant d’engrais synthétiques est de plus en plus importante.  

 

L’agriculture mondiale est ainsi devenue fortement dépendante de la disponibilité des engrais de synthèse et l’Union européenne, comme la France, n’échappe pas à la règle. La production des engrais de synthèse, notamment des engrais azotés, est principalement réalisée à partir de gaz naturel. Ainsi, les usines se trouvent la plupart du temps dans des pays producteurs de gaz naturel (Chine, Russie, Etats-Unis, Egypte, etc.). Les prix des engrais, et donc de l’alimentation, sont ainsi fortement liés au prix du gaz. De plus, sa disponibilité dépend du contexte géopolitique : par exemple, l'arrêt des exportations d'engrais russes suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie a bouleversé les marchés internationaux[2]

Au-delà des enjeux économiques, les engrais contribuent de façon non négligeable au réchauffement climatique. En effet, ils sont aujourd’hui une source importante d’émissions de gaz à effet de serre, notamment en raison de l’émission de protoxyde d’azote (N2O), un gaz à effet de serre avec un pouvoir de réchauffement global près de 300 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Ainsi, les engrais représentent 5% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[3], soit autant que le secteur aérien[4].

Les engrais sont donc aujourd’hui à la croisée de nombreux enjeux nationaux et mondiaux : souveraineté alimentaire, atténuation des externalités négatives sur l’environnement, prix de l’alimentation. Au travers d’une série d’articles, nous allons aborder ces différentes questions.

Histoire des engrais

Les engrais sont des substances utilisées en agriculture pour enrichir le sol afin de permettre aux plantes de se développer dans des conditions idéales. Ils peuvent être :

  • d’origine minérale (engrais de synthèse), c’est-à-dire fabriqués dans des usines à partir de produits extraits du sol, de carrières, ou à partir de l'azote de l'air ;
  • d’origine organique, c’est-à-dire issus de matières naturelles animales ou végétales (compost, fumier, etc.).

L’origine de l’utilisation des engrais remonterait à 8 000 ans : des chercheurs ont montré que du fumier était utilisé par les premiers agriculteurs pour améliorer les rendements[5]. Jusqu’au XIXème siècle, le guano[6] était la source d’azote d’excellence pour améliorer les rendements agricoles (et également pour la production d’explosifs) en raison de sa richesse en azote.

Les engrais synthétiques sont apparus au cours du XIXème siècle mais la révolution vient  au début du XXième grâce au chimiste Fritz Haber qui parvint à combiner l’azote atmosphérique et l’hydrogène présent dans le gaz naturel pour fournir de l’ammoniac[7]. L’ammoniac est aujourd’hui la substance à la base de tous les engrais azotés de synthèse. 

 

C’est principalement après la Seconde Guerre mondiale que l’utilisation massive d’engrais de synthèse se développe grâce à la conversion des installations qui fabriquaient des explosifs en usines d'engrais. Depuis 1960, leur consommation a été multipliée par six dans le monde (cf. figure 1). 

Alors que les consommations étaient originellement majoritairement européennes, les engrais minéraux sont aujourd’hui principalement consommés en Asie (cf. figure 1).

Evolution de la demande mondiale en engrais azotés minéraux par aire géographique[8];

La disparité des consommations d’engrais azotés a de diverses origines. Cette disparité s’explique en premier lieu par la répartition mondiale des surfaces agricoles. En effet, la consommation d’engrais des différentes régions est positivement corrélée à leur surface agricole. Cependant, il apparaît que les consommations d’engrais ne sont pas exactement proportionnelles aux surfaces agricoles (cf. figure 2). L’Asie consomme ainsi plus d’engrais par hectare exploité que la moyenne mondiale alors qu’en Afrique la quantité d’engrais utilisée par hectare est largement inférieure à la moyenne mondiale. Ces disparités peuvent être expliquées par des différences de pratiques agricoles liées à de multiples facteurs (modèle agricole, accessibilité aux engrais minéraux, types de cultures, richesse des sols, etc.). 

Répartitions mondiales des consommation d’engrais minéraux, en Mtonnes de matière active, et des surfaces agricoles, en Md d’hectares, mises en relation avec l’utilisation d’engrais minéraux par hectare de terres cultivées en 2022[9]

Les engrais étant une matière qui s'exporte difficilement, les lieux de production et lieux de consommation sont proches. Néanmoins, il existe des dynamiques d’imports et d’exports : l’Europe est par exemple une région largement exportatrice (en 2022, 47 Mtonnes d’engrais produits contre 20 Mtonnes consommés)[10]. Ces dynamiques d’import/export sont spécifiques à chaque type d’engrais, et des disparités existent au sein d’une même famille d’engrais minéraux. En France, par exemple, la majorité de l’urée et des solutions azotées consommées sont produites à l’étranger et importées, alors que l’ammoniac et les ammonitrates consommés sont produits localement (en France ou en Europe de l’Ouest)[11]

On peut imaginer que des facteurs exogènes comme l’évolution du prix de l’énergie, et notamment du gaz naturel, ou des systèmes de taxation carbone, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) puissent influencer les échanges internationaux d’engrais et amener par exemple l’Europe, grand exportateur, à limiter sa production et son usage d’engrais minéraux. À l’inverse, dans les pays émergents où la production est moins chère et moins réglementée, l’usage d’engrais pourrait continuer sa progression[12]. L’usine de Yara, géant de la production d’engrais à l’échelle internationale, implantée à Montoir-de-Bretagne en est un exemple typique : les prix croissants de l’énergie et la perte de compétitivité des engrais produits par rapport aux engrais importés l’ont conduit à fermer ses portes et à réduire encore la production d’engrais du territoire français.

Quels sont les différents types d’engrais ?

Avant de parler de leur intérêt ou des problématiques qu’ils rencontrent, précisons sous quelle forme nous trouvons ces engrais.

Tout d’abord, il faut différencier deux formes d’intrants : les engrais (ou fertilisants) et les amendements. Les engrais ont pour objectif de nourrir directement la plante, en répondant à ses besoins en minéraux, de sorte à ce qu'elle ne développe pas de carence. Leur effet est immédiat ou court terme, ce qui nécessite un apport régulier pour que l’effet dure dans le temps. À l’inverse, les amendements ne visent pas directement la plante, ils améliorent la fertilité du sol, en agissant sur sa structure (rétention d'eau, circulation de l'air, perméabilité, pH, etc.). Leur effet n’est pas immédiat, mais plutôt long terme, c’est pourquoi on apporte souvent un amendement en amont des semis. Des propriétés physiques vont ainsi clairement différencier les deux formes d’intrants : le rapport carbone sur azote (noté C/N), la teneur en azote, la teneur en matière organique et la teneur en matière sèche.

Pour ces deux formes d’intrants, il existe par ailleurs deux origines : minérale ou organique

  • Intrants minéraux : en termes d’amendement, on retrouve les matières comme la chaux, le sable, l’argile, le sulfate d'aluminium ou la dolomie ; l’urée, l’ammonitrate, la solution azotée sont eux des engrais de synthèse[13].
  • Intrants organiques : il est moins facile de distinguer les engrais des amendements organiques puisque l’on peut trouver des formes intermédiaires ; les engrais organiques auront une teneur en N plus importante et seront plus rapidement disponibles pour les plantes (ex : lisier ou boue liquide), par rapport à des amendements organiques qui auront une proportion de matière organique plus importante susceptible de contribuer à la reconstitution des stocks de carbone dans le sol (ex : compost, fumier bovin).

À noter que l’un des principes de l’agriculture biologique est de ne pas utiliser d’engrais de synthèse.

Quel est l’intérêt des engrais en agriculture ?

Les engrais, minéraux comme organiques, contiennent des nutriments qui apportent aux plantes l'énergie nécessaire à leur croissance et à leur développement. Les trois principaux nutriments sont l’azote, le phosphore et le potassium. Les engrais sont présentés avec trois chiffres (ex: 32-5-5) décrivant les teneurs en pourcentage d’azote, de phosphore et de potassium, ou N-P-K, contenus dans le mélange d’engrais.

L’azote est un élément essentiel pour les plantes. Il permet notamment la croissance des feuilles et des tiges, il fait partie intégrante de la chlorophylle, la molécule responsable de la photosynthèse et il est nécessaire à la synthèse des enzymes et des hormones, cruciales pour le métabolisme des plantes. Il est en général apporté en plus grande quantité que le phosphore et le potassium. 

Le phosphore est quant à lui déterminant pour la croissance des racines et par la même occasion à la croissance générale de la plante. Il joue également un rôle clé à la floraison. Enfin, le potassium joue un rôle dans la régulation de l’eau, la résistance aux maladies et au stress et est impliqué dans la synthèse des protéines. 

On retrouve souvent des oligo-éléments comme le fer (Fe), le magnésium (Mg), le cuivre (Cu), le zinc (Zn) ou le soufre (S) qui sont également essentiels à la plante.

L’utilisation des engrais de synthèse a permis une augmentation importante des rendements (cf. figure 3). Dans le cas du blé, l’une des principales cultures dans le monde et l’une des principales consommatrices d’engrais en termes de volume, le rendement moyen national du blé montre une progression régulière mais modeste, passant de 8-10 q/ha avant 1850 à 12-14 q/ha avant 1945. Entre 1945 et 1995 environ, le rendement moyen des blés français a connu près d’un demi siècle de hausse continue, passant de 14-15 q/ha à 70 q/ha. Cette progression considérable est rattachée à l’utilisation d’engrais de synthèse et également à la sélection variétale (qui bénéficie d’un emploi cohérent des fertilisants), des produits de protection (herbicides, fongicides et régulateurs en particulier) et au perfectionnement des méthodes de travail du sol, de semis ou de moisson.

Evolution de la production et de la demande mondiale et française en engrais azotés minéraux[14] 

Quels enjeux environnementaux ?

Les engrais ont un impact important sur le changement climatique. Les engrais organiques et minéraux sont responsables de l’émission de 2,6 GtCO2e à l’échelle mondiale, soit 5% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, c’est à dire plus que l'aviation et le transport maritime mondiaux réunis. Un tiers de ces émissions provient des processus de production d’engrais, dont la production repose sur les industries fossiles. Les deux autres tiers proviennent des émissions générées par l’utilisation des engrais azotés au champ. En effet, une grande partie des engrais épandus de nos jours ne sont pas absorbés par les cultures et les éléments azotés non assimilés subissent des réactions biochimiques dans le sol qui contribuent à émettre du protoxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre.

D’autre part, les engrais sont très dépendants de l’industrie fossile de par les matières premières et l’énergie utilisées pour leur synthèse. Cette dépendance a un impact direct sur leur prix, avec une volatilité importante qui suit celle du gaz, et également sur leur disponibilité. Depuis 2022 et la guerre en Ukraine, l'approvisionnement en gaz russe est devenu un enjeu. En 2022, le prix des engrais avait augmenté de 75% [15]

Le changement climatique et la pollution aérienne ne sont cependant pas les seuls impacts de l’utilisation massive d’engrais minéraux sur l’environnement. L’utilisation intensive d’engrais minéraux est à l’origine d’une perturbation des cycles de l’azote et du phosphore et d’une pollution aquatique qui ont des conséquences très importantes sur les écosystèmes et les êtres vivants qui les peuplent[16]. En effet, les apports minéraux qui ne sont pas assimilés par les cultures sont entraînés par le ruissellement d’eau de pluie ou d’irrigation dans les nappes phréatiques, les zones humides, les cours d’eau, et in fine dans les mers et les océans, au cours d’un phénomène nommé lixiviation ou plus communément lessivage des nutriments. Cet apport excessif d'azote et de phosphore dans les eaux est à l’origine d’un phénomène nommé eutrophisation, qui bouleverse les écosystèmes aquatiques. En France par exemple, une manifestation de ce déséquilibre est la prolifération des algues vertes sur les littoraux bretons, la Bretagne étant particulièrement touchée par ce phénomène. 

De plus, ce phénomène est amplifié par le déversement des eaux industrielles des usines productrices d’engrais minéraux dans les cours d'eau. Cette pratique, fréquemment observée dans les pays du Sud, est loin d’être marginale en Europe. Comme l’a illustré un article récemment publié par le journal Le Monde[17], la mise en place de système de traitement des eaux industrielles est très coûteuse et en France il est souvent moins onéreux pour les entreprises productrices d’engrais de déverser leurs eaux industrielles dans des cours d’eau et de payer des amendes que de se mettre aux normes. Ainsi, l'article met en évidence que l’entreprise Yara a payé environ 1,1 millions d’euros d’amende au total alors que la mise aux normes de l’usine aurait couté autour de 80 millions d’euros.

L’utilisation intensive d’engrais azotés a également des effets néfastes sur l’environnement en contribuant à l’acidification des sols. En effet, le phénomène de lessivage décrit précédemment contribue à l’acidification des sols sur certains types de sols[18]. Ce processus diminue alors la fertilité et la santé des sols en influençant la capacité d’absorption des éléments minéraux par les plantes. Certains nutriments, tels que le phosphore, sont moins assimilables par les plantes dans un milieu acide alors que plusieurs métaux toxiques pour les végétaux, tels que l’aluminium, sont davantage assimilables.

L’utilisation intensive d’engrais azotés, qui a ainsi des effets indirects conséquents sur la biodiversité environnante à travers ces différentes formes de pollution, a également des répercussions directes sur la biodiversité au niveau local. En effet, l’utilisation intensive d’engrais azotés perturbe les équilibres écosystémiques en favorisant les espèces à croissance rapide, telles que les céréales, au détriment des espèces à croissance lente, telles que les plantes à fleur qui sont l’habitat des insectes pollinisateurs[19].

Ainsi, sur les neuf limites planétaires[20] définies en 2009 par une équipe internationale de chercheurs réunie autour du Stockholm Resilience Centre (SRC), l’utilisation intensive d’engrais minéraux a un impact significatif sur l’atteinte de 5 d’entre elles. Cette pratique a en effet un impact significatif sur le changement climatique, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, le cycle de l’eau douce, l’acidification des océans et l’érosion de la biodiversité. 

 

 

Malgré l’intérêt agronomique des engrais minéraux, leur production et utilisation ne sont malheureusement pas sans impact sur leur environnement. Dans les prochains articles, nous détaillerons les origines de l'impact sur le changement climatique des engrais et sur les solutions de décarbonation des engrais minéraux.

 


Agriculture et Agro-alimentaire
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