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17 septembre 2024

Décapitalisation de l’élevage bovin : bonne ou mauvaise nouvelle pour le climat ?

La décapitalisation des cheptels laitiers et allaitants s’inscrit dans la durée. En 7 ans, le cheptel français laitier a perdu 409 000 têtes pour atteindre 3,37 millions de vaches laitières et le cheptel français allaitant a perdu 564 000 têtes pour atteindre 3,47 millions de vaches allaitantes en décembre 2023[1]

Cette baisse du nombre de têtes s’explique notamment par la démographie. Le Recensement Générale Agricole 2020 indique que 52 % des exploitations de bovins viande ont été dirigées par un exploitant de 55 ans ou plus, 49 % pour les exploitations de bovins mixtes et 45 % pour les exploitations de bovins lait.

Les remplacements des départs et l’agrandissement des élevages ne suffisent pas à compenser les arrêts d’exploitation. En effet, le secteur manque d’attractivité (particulièrement pour les femmes et les hors cadre familial) et le nombre moyen de vaches par atelier se stabilise depuis 2022. 

Cette situation, difficile d’un point de vue économique et social pour le secteur de l’élevage, pourrait à première vue être bénéfique pour les engagements climatiques de la France. En effet, alors que l’élevage bovin représente 37,7 millions de tonnes de CO2e en 2021 (soit 9 % des émissions territoriales de la France), les objectifs de neutralité carbone que s’est fixée la France à horizon 2050 implique une baisse de 25% des émissions du cheptel bovin laitier et de 33% des émissions du cheptel bovin allaitant. S’il s’agit d’un objectif de réduction des émissions et non d’un objectif de réduction de la taille du cheptel, force est de constater que cette décapitalisation du secteur bovin contribue à la réduction des émissions, à l’instar de la baisse de 2,2% constatée entre 2020 et 2021. 

La baisse actuelle du cheptel français permet-elle une réelle atténuation du changement climatique ? Ce n’est pas aussi simple que cela.

La baisse de la consommation n’est pas à la hauteur de la baisse du cheptel ; cet écart est compensé par une augmentation des importations 

Concernant la viande, le tableau ci-dessous montre que le nombre d'abattage a diminué de 9,5% de 2020 à 2023 alors que la consommation de viande bovine n’a diminué que de 3,4%. La baisse de la production de viande bovine française est ainsi compensée par la baisse de l’export et l’augmentation de l’import de viande bovine. 

Source : Institut de l’Elevage, Économie de l’élevage, Année 2023 et Perspective 2024

D’après FranceAgriMer, les imports 2021 étaient en provenance principalement des Pays-Bas, d’Irlande, d’Allemagne, de Belgique et de Pologne (ces cinq pays représentent 3/4 des volumes de viande bovine importés en 2021). Cependant, la baisse du cheptel se fait aussi à l’échelle de l'Union Européenne (-6% d’abattages entre 2020 et 2023 dans l’UE à 27). 

Dans ce contexte, l’approvisionnement depuis les pays tiers est à la hausse ; les importations européennes depuis les États-Unis et le Canada ont progressé de 3 %, l’Argentine fournit 7 % de viande de plus qu’en 2022[2],  et le Brésil présente une hausse de ses exportations vers l’UE de 15 %. Or, les émissions de viande bovine en provenance de ces pays sont plus élevées que celles de la viande européenne (en raison notamment des changements d’usage des sols associés à ces productions)[3]

Figure 1 - Intensité d’émissions de la viande bovine en kg de CO2e par kg de produit par pays
Source : Données de Kim et al. 2020, d’après FAO, 2017, modèle GLEAM-i v2.0 revision 3

Concernant le lait, la hausse du rendement laitier ces dernières années ne compense plus la baisse du cheptel ; la production laitière a diminué de 3,8% en 2 ans (comme le décrit le tableau ci-dessous) : 

*Des éleveurs adhérents au contrôle laitier
Source : Institut de l’Elevage, Chiffres Bovins 2024 & Agreste

La diminution de la production laitière de 2022 à 2023 est de 2,7%. Cependant, la consommation de lait tous produits confondus (lait, crème, fromage, etc.) de 2021 à 2022 a diminué de 2,3 % d’après FranceAgriMer. L’alignement production / consommation est mieux respecté sur les produits laitiers[4].

Ainsi, la décapitalisation bovine, si elle n’est pas couplée à une baisse de la consommation, comme c’est le cas actuellement pour la viande, est loin de garantir une baisse des émissions au niveau global et fragilise notre souveraineté alimentaire, ainsi que notre capacité à mieux maîtriser la décarbonisation de nos consommations. 

L’arrêt de l’élevage bovin est une menace pour le carbone stocké dans les prairies

Par ailleurs, l’arrêt de l’activité d'élevage sur une exploitation peut engendrer un changement d’affectation des sols de la prairie permanente ou temporaire vers de la grande culture (même si la PAC ou certains dispositifs comme Natura 2000 interdisent ce changement sur les prairies les plus anciennes). Ce changement d’affectation peut avoir de multiples conséquences sur la biodiversité, sur la qualité de l’eau mais aussi sur le climat via un déstockage important de carbone.

Les cinétiques de stockage / déstockage du carbone entraînées par des changements d'affectation des sols sont des phénomènes qui s’inscrivent sur de longues périodes. Le graphique ci-dessous montre que le passage d’une prairie vers une culture est tout aussi déstockant sur les 20 premières années qu’un passage d’une forêt vers une culture. Par ailleurs,  la vitesse de déstockage à une échelle de 20 ans est deux fois plus rapide que la vitesse de stockage. Le passage d’une culture vers une prairie ou une forêt ne compense donc pas sur les 20 premières années la perte de stockage de carbone dans les sols associées à la conversion d’un élevage extensif vers une exploitation de grande culture.

Figure 2 - Évolution du carbone dans les sols selon le changement d’affectation des sols en tC/ha.
Source : INRA / Octobre 2002 / Stocker du carbone dans les sols agricoles de France ?

Ainsi, la baisse du cheptel entraîne une diminution des surfaces de prairies et ce phénomène n’est pas facilement réversible.

Selon le Haut Conseil pour le climat, 8 millions de tonnes de CO2e ont été émises en 2021 via un changement d’affectation des sols vers une culture, une partie de ces changements concerne une conversion d’une prairie vers une culture. 

La baisse du cheptel réduit la quantité de fumier et de lisier disponible sur le territoire français

L’élevage bovin fournit du fumier et du lisier qui sont des engrais organiques riches pour les cultures avec un taux C/N optimal pour la grande majorité des cultures, permettant d’enrichir le sol en matière organique. Une baisse de l’offre, suite à la baisse du cheptel, est en pratique compensée par de l’engrais minéral nécessitant de l’énergie pour être fabriquée. Or, quasiment trois-quarts des engrais minéraux consommés en France sont importés, accentuant alors notre dépendance énergétique et économique[5]

Par ailleurs, les émissions des engrais minéraux par rapport à celles des engrais organiques sont en moyenne plus élevées au kg d’azote apporté, comme l’illustre le graphique ci-après. Si ces chiffres sont à prendre avec précaution compte-tenu des incertitudes associées à l’impact carbone des engrais, il est attesté que les émissions aux champs (de N2O) sont plus faibles.

Figure 3 - Émissions du stockage, de la fabrication et de l’utilisation des engrais en kCO2e/kgN
Source : IFS, 2019 / LBC Grandes cultures pour la fabrication /GIEC tiers 1 pour l'usage (comme pour le minéral)

D’autre part, ce fumier et ce lisier sont nécessaires pour faire fonctionner les méthaniseurs, toujours plus nombreux sur le territoire français. En effet, la filière de la méthanisation agricole en France a presque doublé le nombre de ses installations en seulement quelques années, passant de près 500 à près de 1 000 méthaniseurs entre 2019 et 2022, permettant ainsi de réduire notre dépendance aux imports de gaz fossile. Le gisement potentiel de ces méthaniseurs évoluera donc avec la décapitalisation bovine. 

Les abattoirs voient leurs distances d’approvisionnement augmenter avec la baisse du cheptel

Enfin, la décapitalisation s’inscrivant dans le temps, l’impact sur la disponibilité pour les abattoirs se fait déjà ressentir depuis plusieurs années. Cette baisse de la disponibilité couplée à la hausse des prix de l’énergie impacte fortement les abattoirs et particulièrement les plus fragiles. Ce sont principalement les abattoirs les plus petits qui sont menacés de fermeture. 

Les distances d’approvisionnement des plus gros abattoirs restant seront donc augmentées, le transport du vif sera donc plus important et aura comme conséquence d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre liées au transport et d’augmenter le stress des animaux transportés. 

L’effet de la décapitalisation sur le climat est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît

En conclusion, il est très difficile de pouvoir affirmer que la baisse du cheptel se traduit par une réduction effective des émissions de la France dans les conditions actuelles, car les conséquences sont plurielles et contradictoires. 

Les effets indirects de la décapitalisation de l’élevage bovin ne remettent pas en cause la nécessité de penser l’avenir du cheptel bovin en France étant donné les objectifs de réduction des émissions du secteur donné par la SNBC ; -25% des émissions du laitier et -33% des émissions de l’allaitant de 2015 à 2050. 

Cependant, ces objectifs doivent être atteints par conciliation d’une stratégie agricole et d’une stratégie alimentaire (et non par une baisse du cheptel telle qu’elle se fait actuellement). Il est nécessaire de planifier collectivement ces deux stratégies, en veillant à embarquer non seulement agriculteurs et industriels mais aussi les clients, à savoir distributeurs, restaurateurs et consommateurs.

Il serait intéressant de nourrir cette collaboration d’une analyse plus poussée confrontant plusieurs scénarios cohérents avec la SNBC (réduction drastique du cheptel, réduction modérée et utilisation d’innovation telles que l’additif anti-méthane, etc.). Si une collaboration avec Carbone 4 à ce sujet vous intéresse, contactez l’équipe du pôle Agriculture & agro-alimentaire !


Agriculture et Agro-alimentaire