Les matières de l’immatériel : existe-t-il des risques d’approvisionnement en matières premières pour les entreprises du numérique ?
Entre le développement d’ordinateurs et de smartphones toujours plus performants, la multiplication d’appareils connectés dans nos bureaux et nos foyers, et les promesses des IA (Intelligence Artificielle) et de la 5G, le numérique n’a pas fini de nous faire rêver et de nous faire miroiter un monde « dématérialisé », affranchi des limites physiques du monde réel.
Cependant, le numérique est un secteur toujours plus gourmand en ressources, et pas uniquement en énergies fossiles. D’abord dépendant de matières premières comme le cuivre, l’or ou encore le lithium, le numérique repose aussi sur d’autres beaucoup moins connues comme l’indium, le tantale ou le gallium pour la confection d’équipements qui lui permettent d’exister (ordinateurs et téléphones, mais aussi réseau de transmission et data centers).
Dans cette analyse, nous explorons la question de la consommation en ressource du secteur. Plus précisément : existe-t-il des risques d’approvisionnement en matières premières pour le numérique ? Même si nous n’allons pas, à priori, buter sur des contraintes géologiques (i.e., « vider les réserves ») dans les 10 prochaines années, d’autres enjeux risquent de restreindre l’accès aux matières premières dont le numérique dépend : dépendance à d’autres marchés, risques géopolitiques, risques environnementaux et sociaux et illusion du recyclage.
Contexte : le numérique en forte croissance
Le secteur du numérique représentait à lui seul 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2019. En forte croissance, l’empreinte carbone du numérique pourrait augmenter de 60% d’ici 2040[1]. Il représente également 4,2% de la consommation d’énergie primaire et 0,2% de la consommation d’eau au niveau mondial[2].
Mais l’impact environnemental du numérique ne se limite pas aux émissions de gaz à effet de serre ou à la consommation d’eau. L’industrie est dépendante d’un nombre croissant de ressources critiques. En moyenne, un smartphone est composé de 50 à 70 éléments chimiques[3], utilisés pour des usages très précis et complexes et en quantités infimes. Ces éléments sont essentiels pour atteindre les records de performance et de coût que l’on connait aujourd’hui dans le numérique.
La demande n’a pas seulement augmenté en volume - mais aussi en diversité
Le numérique contribue à une consommation exponentielle de matières premières dans notre économie – notamment de métaux. En quelques chiffres : entre 1980-2008, la demande globale de métaux a presque doublé (augmentation de 87%)[4]. La demande n’a pas seulement augmenté en volume - mais aussi en diversité, comme le montre la figure 1 qui retrace l’augmentation du nombre de métaux utilisés selon l’évolution technologique. De 1980 à 2010, le nombre de métaux utilisés a été multiplié par 6, ce qui est principalement imputable à l'industrie de « l’ICT » (information, communication et technologie). D'ici 2050, pour répondre aux projections de demandes, la quantité de métaux requis pourrait représenter 3 à 10 fois les volumes de production actuels. Il faudrait donc produire plus de métaux au cours des 35 prochaines années que la quantité cumulée produite depuis l’Antiquité[5].
Face à cette consommation exponentielle de matières premières, le secteur du numérique n’est-il pas sujet à des risques de tensions sur les matières premières dont il dépend ? Nous avons creusé cette question dans cet article, en nous concentrant sur quelques matières premières critiques pour le numérique, ainsi que sur les risques auxquels elles font face (économique, technologique, approvisionnement, géopolitique, impacts environnementaux, etc.).
Cinq matières premières critiques pour le numérique
Zoomons sur cinq matières premières critiques pour le numérique : l’indium, le gallium, le tantale, le néodyme et le germanium. En croisant plusieurs études (Le Bureau de recherches géologiques et minières - BRGM, La Commission européenne, France Stratégie, etc.[6]), ces cinq matières premières ressortent comme critiques pour le numérique à l’échelle mondiale, car elles se situent à la croisée de deux facteurs :
- La demande : leur utilisation est essentielle pour un numérique performant au niveau des standards technologiques actuels et à moindre coût : les alternatives à ces matières augmenteraient, pour la plupart, les coûts de production d’équipements numériques.
- L’offre : elles font face à des vulnérabilités d’approvisionnement, alors qu’elles ne sont utilisées quasiment exclusivement que dans le numérique.
Des usages essentiels pour le secteur du numérique
Du point de vue de la demande, nos matières premières répondent chacune à des usages bien spécifiques dans les terminaux utilisateurs. Alors qu’elles sont présentes dans des quantités infimes – elles représentent moins de 100 mg[7] du poids total d’un smartphone classique - elles permettent d’atteindre des niveaux de performances élevés, tant en termes de qualité que de coût. Elles sont donc mal substituables car elles ne trouvent pas d’équivalent en termes de coût et/ou de qualité.
La figure 3 présente un aperçu des cinq matières premières et leur utilisation dans le secteur du numérique. L’indium, par exemple, utilisé sous forme d’oxyde d’indium dopé à l’étain, permet d’avoir des écrans tactiles et LCD de la qualité dont nous disposons aujourd’hui. Les oxydes de zinc ou d’étain sont des substituts possibles mais ils sont moins performants[8]. C’est donc une matière avec laquelle nous interagissons au quotidien, sans nous rendre compte de la complexité de sa chaîne de valeur et de ses impacts environnementaux (détaillés dans la suite de l’article).
Par ailleurs, ces cinq matières premières sont utilisées presque exclusivement dans le numérique – qui conditionne et dimensionne leur demande (le secteur représente entre 30-95% de leur consommation)[9]. Entre la course effrénée pour sortir les derniers modèles et l’augmentation de la taille des écrans (ex : la diagonale moyenne des écrans plats est passée de 31 pouces à 65 pouces entre 2010 et 2025[10]), la tendance ne semble que s’accélérer.
Des matières premières sujettes à des tensions d’approvisionnement
Les chaînes de valeur de ces métaux sont complexes, notamment du fait du fonctionnement des projets miniers. Ces projets s’étalent sur des dizaines d’années et comprennent plusieurs phases : de l’exploration minière pour trouver les réserves exploitables, en passant par l’extraction, le raffinage, jusqu’aux étapes de manufacture. Nos cinq matières premières font face à plusieurs tensions d’approvisionnement :
- Co-produits ou sous-produits : Comme la majorité des ressources minières, ces matières sont des co- ou sous-produits, des substances qui ne sont pas présentes en quantité suffisante dans la croûte terrestre pour justifier à elle-seule une exploitation minière. Leur production dépend donc de la production d’autres métaux. Il n’existe pas de mine dédiée à une seule matière. Peu de substances sont des produits principaux pouvant justifier une mine comme le cuivre, le fer ou encore le zinc. L’existence de co- ou sous-produits assure la rentabilité économique.
A titre d’exemple, l’indium est produit lors de l’étape du raffinage du zinc. Or, les raffineries de zinc dépendent aussi d’autres co-produits pour parvenir à une rentabilité économique. L’industrie minière est donc liée à de multiples marchés, les rendant tous interdépendants. Produire plus d’indium, cela signifie qu’il faudrait également produire plus de zinc et de co-produits et trouver des débouchés pour chacun. - Monopole de production : Le raffinage de ces matières est quasi-centralisé en Chine (en 2022, la Chine a produit 58% de l’indium à l’échelle mondiale, 98% du Gallium, 70% des terres rares)[11]. Ce monopole chinois rend nos cinq matières premières vulnérables à des tensions géopolitiques. A noter que la part de la Chine dans la production mondiale de ces matières s’est en partie réduite du fait du protectionnisme américain mis en place par l’administration Trump contre les produits chinois, notamment pour les terres rares[12].
- Forts impacts sociaux et environnementaux : Outre les émissions de GES, l’extraction et le raffinage ont un fort impact sur l’environnement et la santé humaine. L’extraction à ciel ouvert modifie le paysage, les sols et le régime hydrographique local. L’extraction des minerais et la séparation des éléments génèrent des effluents chimiques (cyanure, arsenic, plomb, sulfates, mercure, etc.)[13],[14]. En dehors de ces matières néfastes pour la biodiversité et la santé humaine, la production des matières premières du numérique génère une quantité gigantesque de déchets inertes, issus du broyage des roches[15]. Alors que nous franchissons d’autres limites planétaires, combien de temps accepterons-nous ces impacts néfastes, qui s’accélèrent avec une consommation accrue de ces matières premières ? Les matières premières font donc face à des risques de transition écologique[16]. C’est aussi le cas pour les enjeux sociaux. Une part non négligeable de l’approvisionnement est issue d’exploitations illégales dans lesquelles travaillent des enfants[17]. En République Démocratique du Congo, un des principaux producteurs de Tantale, se joue depuis 20 ans des conflits armés pour l’exploitation des ressources naturelles. Combien de temps encore accepterons-nous cette exploitation ?
- Recyclage quasi-nul : Finalement, face à ces enjeux d’approvisionnement en matières premières, le recyclage n’est pas non plus la panacée. Ces matières premières ne sont aujourd’hui ni recyclées, ni recyclables. Leur taux de recyclage en fin de vie sont inférieurs à 1%[18]. Les quantités infimes et en mélange utilisées dans les terminaux empêchent d’avoir des méthodes efficaces de recyclage à des coûts économiques viables. Cette difficulté à recycler les terminaux n’est pas non plus sans conséquence environnementale et sociale. Une partie de ces déchets du numérique finissent dans des décharges à l’autre bout du monde. La décharge de déchets électroniques d’Agbogbloshie, au Ghana, est l'une des plus grandes décharges au monde[19].
La sobriété comme levier d’action
Le modèle de consommation actuel du numérique semble difficilement pérenne étant donné la nature des tensions sur les matières premières. D’après CISCO, le nombre de terminaux connectés à une adresse IP serait trois fois supérieur à la population mondiale en 2023[20]. Des changements structurels devront être envisagés pour atténuer l’impact du secteur. Dans cette optique, plusieurs solutions sont envisageables, en commençant par les terminaux utilisateurs :
- Leviers sur la demande : Promouvoir une consommation raisonnée d’écrans (maîtriser l’augmentation du nombre d’écran par personne), promouvoir l’allongement de la durée de vie, augmenter la durée de maintien en conditions opérationnelles des applications et logiciels et inciter le recours à des appareils reconditionnés, plutôt que l’achat de neuf.
- Leviers sur l’offre (moins gourmande en matières premières) : Concevoir des appareils avec des niveaux de performances moins élevés pour réduire l’empreinte matière, concevoir des appareils qui favorisent le recyclage en fin de vie.
Par ailleurs, cette sobriété souhaitable ne se limite pas seulement aux terminaux. Il faut également questionner les modèles des autres composants du numérique que sont les data centers et les infrastructures réseaux (déploiement de la 5G sur tout un territoire, obsolescence programmée de la 2-3G, croissance du nombre de data centers, etc.). Au-delà de s’interroger sur les risques d’approvisionnement, le numérique doit ainsi cesser de représenter un idéal de consommation ostentatoire, qui invisibilise les réalités physiques et géologiques. C’est le paradoxe de ce secteur : la promesse d’optimisation des autres secteurs d’activité grâce à la numérisation se heurte à la méconnaissance de l’insoutenable matérialité du numérique.
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