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11 octobre 2022

Les idées reçues sur l'aviation et le climat

Alors que l'aviation est depuis ses débuts un sujet de rêves et d'exploits qui suscite un fort intérêt de la société, elle est maintenant prise dans la tourmente de la transition climatique. D'un côté on vante l'avion vert qui va solutionner tous les problèmes, et de l'autre, on parle de “flygskam”, la “honte de prendre l’avion”, pour un transport désormais à bannir. Face à ces passions qui se déchainent, Carbone 4 vise à éclairer le débat en répondant à une série de questions-réponses avec une approche scientifique et chiffrée. 

 

Cette FAQ se découpe en 4 thématiques. 

Liens entre aviation et changement climatique

1. L’impact de l’aviation sur le climat n’est-il pas anecdotique ? 

L’aviation commerciale représentait 2,6 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde en 2018, et 5,1 % du réchauffement climatique anthropique entre 2000 et 2018 quand on intègre les effets hors CO2. Rien que la combustion du carburant correspond à environ 1 milliard de tonnes de CO2 sur une année, soit en ordre de grandeur l’équivalent des émissions du Japon (3ème puissance mondiale et 5ème pays le plus émetteur). C’est loin d’être négligeable.

Cela l’est d’autant moins en regardant à l’échelle individuelle : par exemple, un vol aller-retour Paris-New York (1,7 tCO2e en comptant les effets hors CO2) représente 20 % des émissions annuelles d’un·e français·e moyen·ne. Définitivement non négligeable. Et compte tenu de la croissance forte attendue par le secteur (environ +3 %/an au moins, selon les estimations du secteur), sa part dans les émissions mondiales peut facilement croître, et ainsi peser encore plus lourd dans le réchauffement climatique.

2. Les effets « hors CO2 » de l’avion sont trop incertains pour être comptés…

Certaines activités humaines peuvent avoir un effet sur le climat autrement que par l’émission de gaz à effet de serre (GES). L’aviation fait partie de ces activités : elle a un impact au-delà de l’émission de GES due à la combustion d’énergie fossile, via de nombreux processus physico-chimiques dans l’atmosphère. Le principal impact hors-CO2 de l’aviation est l’effet des trainées de condensation qui apparaissent dans le sillage des avions. Ce sont les fameuses traces blanches que l’on peut apercevoir dans le ciel. Elles peuvent devenir persistantes dans une masse d’air suffisamment froide et humide puis évoluer en nuage cirrus (nuage de glace) selon les conditions météorologiques. Ce type de nuage a un effet globalement réchauffant sur le climat. Il renvoie vers la terre le rayonnement qu’elle émet, sans pour autant avoir un effet albédo équivalent (renvoyer le rayonnement solaire vers l’espace). Mais ces nuages sont trop petits et instables pour être pris en compte avec précision dans les modèles climatiques. L’amplitude de leur effet reste donc incertaine, mais cette incertitude est évaluée, comme dans tout travail scientifique. Et les dernières études indiquent que prendre en compte tous les effets hors CO2 reviendrait à doubler voire tripler l’impact radiatif lié actuellement aux GES émis par les avions. L’impact des trainées de condensation sur le climat est estimé, seul, entre une à deux fois équivalent à celui de la combustion du kérosène[1], mais les effets “hors-CO2” ne se limitent pas à la formation de trainées de condensation : (i) la production de NOx induit une diminution de l’ozone et de l’eau à long terme qui, au global, contribue au réchauffement, (ii) la vapeur d’eau, dans la stratosphère, agit comme un gaz à effet de serre (contribution au réchauffement relativement faible), et enfin, (iii) les aérosols (suies et sulfures), ont un effet (relativement limité) qui n’est pas clairement déterminé. Ainsi, la quantification des effets hors-CO2 reste à améliorer, mais leur effet significatif est avéré. En les comptant à 0, on est sûr de se tromper !

Effet des trainées de condensation sur le climat

3. Et le fret aérien dans tout ça ?

En 2020, le fret aérien représentait moins de 0,5 % des marchandises transportées en Europe pour 10 % des émissions associées au fret. En effet, sur le type de distance sur lequel il opère, l’avion est 25 fois plus émetteur que le camion, et plus de 100 fois plus émetteur que le train ou le bateau ! Avec une part stable jusqu'au début de la crise Covid, le transport de marchandises par avion a considérablement crû depuis, notamment avec l'émergence du e-commerce. Ainsi, il a progressé de 19 % entre 2020 et 2021, et c'est une tendance qui devrait se poursuivre selon l’association des compagnies aériennes IATA, avec une augmentation des émissions en conséquence. 
Aujourd'hui, 70 % de la capacité est transportée dans les soutes d'avions passagers, soit un co-produit de ces vols commerciaux, mais c'est une part qui pourrait baisser car les grands transporteurs et intégrateurs prévoient d'acquérir plus d'avions cargos (plus émetteurs par tonne) pour pallier l'explosion du e-commerce responsable de l'augmentation de la part du fret aérien.
Pour remettre néanmoins le sujet en perspective, le transport de marchandises est responsable de 15 % des émissions de l’aviation, tandis que les 85 % restants correspondent au transport de personnes.

4. L'aviation doit-elle redouter les impacts physiques du changement climatique ?

Par comparaison aux autres modes de transport, l’aviation a une empreinte relativement faible en termes d’infrastructure : pas de voie ferrée, de route, de pont, ni de tunnel. On pourrait en conclure, à tort, que l’aviation n’est pas exposée aux impacts physiques du changement climatique.

Les aéroports sont pour la plupart situés sur des zones côtières de faible altitude et donc sensibles à l’augmentation du niveau de la mer. Il s’agit probablement du premier facteur de risques physiques pour le secteur : la submersion. Ainsi 269 aéroports sont déjà actuellement à risque. Dans un scénario 2°C qui respecte les accords de Paris, ce nombre augmenterait déjà de 30 % en 2100. Dans un scénario plus pessimiste, ce nombre pourrait augmenter de 50 % et concerner 13 % du trafic aérien mondial. Le nombre de perturbations annuelles liées à des submersions serait alors multiplié par 18. Et ces chiffres déjà impressionnants ne prennent pas en compte les interactions possibles de la montée du niveau de la mer avec d’autres aléas climatiques tels que les inondations fluviales ou la multiplication et la montée en intensité des ouragans et tempêtes tropicales.

D’autres aléas climatiques peuvent aussi venir perturber le bon fonctionnement du secteur aérien. Comme l’a illustré la vague de chaleur qui en 2017 a cloué plus de 50 avions au sol à Phoenix (Arizona, USA), l’aviation est aussi sensible à la chaleur. Impossibilité de décoller sur certaines pistes trop courtes ou avec certains modèles d’avion régionaux (en effet, l’air chaud est moins dense et donc réduit la portance), et usure plus rapide du tarmac au cours du temps. Cela pose alors la question de l’avenir de certains hubs, par exemple comme celui de Dubaï, le 4ème aéroport le plus fréquenté au monde en 2019...

Les différents leviers disponibles pour décarboner le secteur

5. L'aviation n’a-t-elle pas déjà réduit sa consommation par 2 depuis 1990 ?

La facture carburant est un poste de dépense très important pour les compagnies aériennes (20 à 40% du coût opérationnel selon le modèle de compagnie). Elles sont donc naturellement poussées à minimiser la consommation de carburant. Ainsi, avec les nouvelles générations d’avions et les optimisations opérationnelles (éco-pilotage, limitation du poids embarqué), la consommation ramenée au passager.kilomètre a été divisée par plus de 2 entre 1990 et 2018, et par conséquent les émissions en intensité également.

Cependant, il ne faut pas confondre émissions en intensité (par passager.km) et émissions en absolu ! Comme le trafic a été multiplié par 4,6 sur la même période, les émissions totales ont plus que doublé. Cela traduit un phénomène appelé “effet rebond” : comme on économise du carburant, voler coûte moins cher, et donc on vole plus… 

6. L'aviation a déjà son outil de lutte contre le changement climatique !

Érigé en porte-étendard de l’engagement environnemental de l’aviation, CORSIA (pour “Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation”) est un dispositif dont le but est de "compenser" toute augmentation annuelle d'émissions de CO2 au-dessus d'un niveau de référence (fixé à 85% des émissions de 2019) et de contribuer ainsi à l'engagement de l'industrie pour une "croissance neutre en carbone" à partir de 2020 (CNG2020). Il a été adopté en octobre 2016 par l'Organisation de l'Aviation Civile Internationale (OACI), pour une mise en œuvre progressive à partir de 2021, uniquement pour l'aviation internationale (plus de 60% du trafic global). Le périmètre d'application propose par ailleurs des exclusions pour certaines situations (émissions totales < 10 000 tCO2, pays insulaires, pays les moins développés, etc.).

En pratique, cela devrait contraindre chaque compagnie aérienne éligible à acheter des "offsetting credits" sur les marchés volontaires du carbone, à hauteur des émissions excédentaires par rapport aux émissions de référence. Indépendamment de la question (cruciale) de l'intégrité des crédits carbone en question (très contestée, y compris par des scientifiques) et de la place à accorder à la "compensation" par rapport à la réduction réelle des émissions (voir notre référentiel NZI), la mise en œuvre fait que la contrainte reste très faible pour les opérateurs. En effet, cela ne concerne que les émissions additionnelles (les émissions avant 2020 ne sont pas concernées), sur un périmètre limité, pour les pays ou compagnies volontaires jusqu’en 2027 (puis obligatoire jusqu’en 2035). Pour l'heure, 81 États sont volontaires (77% du trafic international), et il manque notamment les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). À noter la possibilité d’utiliser des SAF (“Sustainable Aviation Fuels”) pour réduire les obligations de compensation, au titre d'émissions réduites par rapport à du jet fuel conventionnel.

Long à mettre en place, ne concernant qu’un périmètre d’émissions très limité, et fondé sur la compensation carbone, outil qui n’aide pas l’aviation à réduire ses émissions, CORSIA n’est vraiment pas à la hauteur des ambitions climatiques. D’ailleurs, si l’Union Européenne est volontaire pour CORSIA pour les vols extra-européens, elle maintient le marché EU-ETS des quotas d'émissions sur les vols intra-européens, alors que les compagnies aériennes européennes auraient aimé que ce dernier soit abandonné pour passer à 100% à CORSIA. Ce dernier étant beaucoup moins contraignant que le mécanisme européen, on comprend leur point de vue...

Projection des émissions annuelles et cumulatives de l’aviation internationale (combustion uniquement) - MtCO2 (ICCT 2018)

7. L'avion à hydrogène ou électrique va-t-il permettre de décarboner l’aviation d'ici à 2050 ?

Faire voler des avions à l’électricité ou à l’hydrogène est prometteur, car ces vecteurs énergétiques peuvent être produits de manière peu carbonée. 

Dans le cas de l’hydrogène, cela pourrait ainsi réduire l’empreinte carbone à hauteur de -65% (effets hors CO2 inclus). Cependant, cela reste pour l’instant très spéculatif car beaucoup de briques technologiques ne sont pas encore là, alors que l’aviation s’est fixée des objectifs pour 2050, dans moins de 30 ans.

L’hydrogène a certes une meilleure densité énergétique par unité de masse, mais pas du tout par unité de volume : même sous sa forme liquide (qui nécessite de le refroidir à -253°C !), il prend 3 fois plus de place que le kérosène, et présente en outre des contraintes de sécurité supérieures à ce dernier. L’hydrogène pâtit donc de certaines de ses caractéristiques physiques, ce qui nécessite en plus de modifier tout l’écosystème aéroportuaire (production de l’hydrogène, stockage, ravitaillement des avions, etc.).

Par ailleurs, Airbus a récemment annoncé son intention de développer un avion monocouloir à l'hydrogène qui entrerait en service au mieux en 2035 et couvrirait un rayon de 1500 km, soit une portée régionale, périmètre qui correspond à … 6% des émissions de l’aviation actuellement. Pour les avions à plus grand rayon d’action, il faudrait attendre 2040-2045. Et même avec beaucoup de volontarisme politique, il faudra du temps pour que ces technologies de rupture se diffusent et donc aient un impact significatif au niveau de la flotte mondiale, alors que le secteur s’est fixé des objectifs pour…2050. L’ONG ICCT estime par exemple que l’hydrogène pourrait contribuer à la décarbonation de l’aviation à hauteur de 6% à 12% en 2050, et même l’IATA considère que cela ne devrait représenter qu’un dixième du carburant utilisé à cet horizon.

Concernant l’électrique pur, les principaux concepts à l’étude sont centrés sur l’hybridation et pas le 100% électrique (hors aviation légère), à cause de la masse des batteries, beaucoup trop importante pour un avion. Le revirement récent d’EasyJet dans sa stratégie de décarbonation (en passant d’une ambition portée vers l’électrique à un partenariat avec Rolls-Royce sur une motorisation hydrogène) en est une nouvelle preuve …

8. Va-t-on pouvoir continuer à voler autant grâce aux carburants alternatifs (dits “SAF”) ?

Il existe deux types de carburants d'aviation alternatifs (communément appelés

“SAF” pour “Sustainable Aviation Fuels”) : les biocarburants produits à partir de biomasse et les e-carburants produits à partir d'électricité, d’eau et de CO2 (électrocarburants synthétiques, ou PtL pour Power-to-Liquid). 

Du côté des GES, les nouveaux carburants peuvent permettre une réduction des émissions de CO2 en se substituant au kérosène fossile : la combustion est comptée à 0 grâce au stockage de CO2 en amont (croissance de la plante, utilisation de CO2 capturé), et en prenant en compte les émissions de transformation et de transport, on obtient une réduction jusqu’à -70/80% pour le bio-kérosène, voire plus pour les futurs kérosènes synthétiques avec capture de CO2 (encore au stade de R&D). En revanche, le CO2 n’est pas le seul élément qui perturbe l’atmosphère (voir question n°2) : ces produits (i) n’ont pas d’impact sur les NOX ou l’eau, car il s’agit du même type de combustion, et (ii) les traînées de condensation, bien que réduites par la présence moindre d’aromatiques dans le carburant, demeurent présentes. Ainsi la réduction sur les effets hors CO2 ne serait que d’environ 12%, ce qui se traduit par une réduction globale jusqu’à 50 % de l’impact climatique.

Côté production, les biocarburants représentaient 0,01% des carburants utilisés dans l'aviation en 2018, et plusieurs barrières physiques, économiques et technologiques ne leur permettront très certainement pas de surpasser le kérosène classique d'ici à 2050 d’après l’ICCT. Les ressources en biomasse durable pour produire des biocarburants sont par ailleurs limitées et seront de fait disputées entre différents secteurs du transport (maritime, ferroviaire, routier) ou autre (industrie lourde, production d’énergie, cosmétiques, etc.). Si la quantité de biomasse durable est suffisante en regardant uniquement l’aviation, elle ne l’est pas en prenant en compte tous les secteurs. Par ailleurs, la production massive de biocarburants en culture intensive a d’autres conséquences environnementales et peut fragiliser les sols, menacer la biodiversité ou altérer le cycle de l'eau.

Pour les e-carburants, leur production à partir d’électricité bas-carbone et leur utilisation dans un turboréacteur d’avion a un rendement énergétique faible de 20-25%. Et là aussi, il y aura une concurrence des usages sur l’électricité décarbonée dont la production ne sera pas infinie.

Enfin, les biocarburants coûtent actuellement 2 à 5 fois plus cher que le kérosène fossile, et même en production industrielle, les biocarburants comme les e-carburants devraient rester le plus onéreux (hors taxe carbone ou autre mécanisme financier) et donc renchérir le prix des billets d’avion.

Le développement des SAF représente donc un levier important, mais non suffisant pour l'aviation : d’une part, les différents types de SAF ont une empreinte carbone variable et parfois supérieure à celle du kérosène fossile, et d’autre part les ressources nécessaires à leur production sont limitées et convoitées par d’autres secteurs.

Comparaison de l'empreinte carbone complète de différents types de SAF - gCO2e/MJ
(ICCT, 2021)

9. L'aviation peut-elle atteindre ses objectifs climatiques sans réduire sa croissance ?

Afin de maintenir le réchauffement planétaire sous les +2°C le secteur s’est fixé comme objectif de 0 émissions nettes (soit ~135 MtCO2 d’émissions résiduelles, ie une réduction de 85%, selon l’ATAG). Or, ce défi sera d’autant plus ambitieux à relever qu’il anticipe une croissance du trafic passagers allant de 3,1% à 3,6% par an, soit une multiplication par au moins 2,5 à horizon 2050.

 Pour se décarboner, le secteur aérien civil peut compter sur 3 leviers différents :

  • L’efficacité énergétique (améliorations des appareils et des opérations)
  • La décarbonation des vecteurs énergétiques (carburants alternatifs, hydrogène bas carbone, etc.)
  • Le volume d’activité (passagers et fret)

L’amélioration technologique avec les nouvelles générations d’avions contribue à la décarbonation du secteur en réduisant substantiellement les consommations de carburant par passager (de 15% à 30% entre deux générations). Des programmes de rupture, utilisant potentiellement d’autres énergies comme l’hydrogène ou l’électricité, pourraient permettre d’atteindre une économie de carburant allant jusqu’à 50%. Cependant ils ne devraient pas entrer en production avant 2035 pour les court/moyen-courriers et 2040-2045 pour les long-courriers, ils ne pourront donc contribuer que faiblement à l’objectif de 2050 (voir question n°7). Ainsi, même avec un renouvellement accéléré de la flotte mondiale en 15 ans (contre ~22 ans en moyenne aujourd’hui), ce levier pourra difficilement contribuer à plus de 25% de l’effort de décarbonation requis pour 2050, sans parler des contraintes de financement posées aux compagnies aériennes ni de l’effet rebond induit (voire question n°5).

En parallèle, l’amélioration du taux de remplissage (déjà élevé, entre 80 et 85%) tendant vers les 95%, la suppression d’une partie des classes Affaires au profit d’un emport plus important de passagers, ainsi que l'électrification des opérations au sol et des trajectoires optimales en vol, pourraient permettre de réaliser jusqu’à 8% de l’effort de décarbonation.

Enfin, l’essor des carburants alternatifs (SAF) sera le levier majeur complémentaire qui pourrait permettre de réaliser plus de 35% de l’effort total de l’objectif de décarbonation, selon nos analyses. Toutefois, le gisement de ces carburants durables restera limité (voir question n°8).

Par conséquent, même en sommant la contribution optimiste de ces leviers, l’aérien devrait encore réduire ces émissions de ~30% pour tenir sa trajectoire de décarbonation. La sobriété, c’est-à-dire la modération du trafic avec une croissance plus faible, voire nulle ou négative si les précédents leviers n’ont pas le potentiel estimé, est le seul levier restant afin de réussir cette transition. Pour les vols courts (en 2019, 17% des émissions de l’aérien civil sont liées à des vols de moins de 1000 km, avec des avions régionaux et moyen-courrier, selon l’ICCT), il existe des alternatives moins carbonées, comme l’autocar ou le train dans les régions où le maillage du réseau ferroviaire est déjà dense (e.g., Europe, Chine, Japon). Plus largement, un questionnement sur le besoin réel de voyager sera nécessaire, dans le cadre professionnel et surtout privé.

Tous les leviers, technologiques comme comportementaux, seront nécessaires pour décarboner le transport aérien : en oublier un, comme l’effort sur la limitation du trafic, rend le plan de décarbonation non viable.

Évolution des émissions de CO2 (combustion et amont) du transport aérien mondial (hors régional), respectant un budget 2°C défini par l’ISAE Supaéro

Même dans le cas très optimiste d’un développement fort des leviers technologiques et d’une production de carburants alternatifs égale à la consommation de kérosène actuelle (~300 Mt), une modération de la croissance est nécessaire pour respecter le budget carbone.

10. Comment réduire l’impact des traînées de condensation sur le climat ?

Si les traînées de condensation ont un impact climatique très significatif, seule une petite part des vols est à l’origine de la majeure partie de leurs effets. À titre d’exemple, dans une étude réalisée au Japon en 2020, seuls 2 % des vols contribuaient à 80 % du forçage énergétique des traînées de condensation dans cette région[2].

Plusieurs pistes sont envisageables pour réduire leur apparition.

  • La réduction de la teneur en aromatiques du carburant, par l'utilisation de biocarburants ou de carburants synthèses issus d’énergies renouvelables, afin de réduire les émissions de particules de suie. Une réduction de 80 % du nombre d'émissions de particules de suie réduirait le forçage des cirrus jusqu'à 50 %[3].
  • La déviation de vols traversant des zones propices à la formation de traînées de condensation, notamment via de petits changements d'altitude (similaires à ceux que les pilotes effectuent déjà pour éviter les zones de turbulences). L’étude menée au Japon en 2020 a montré que détourner sélectivement 2 % de la flotte pourrait réduire l'effet des traînées de condensation de 59 %, avec une augmentation de seulement 0,01 % de la consommation de carburant (et des émissions de CO2 associées)[4]. Cette légère modification des trajectoires nécessite néanmoins la prévision précise de la saturation en glace et de la température, et doit tenir compte de la surconsommation de kérosène afin de ne pas contrebalancer les effets au global. Breakthrough Energy et Google sont en cours de développement d’un logiciel d’apprentissage automatique dont les 70 vols test ont permis de réduire la création de traînées de condensation de 54 %, augmentant néanmoins la consommation de carburant de 2 %[5].
  • Enfin, tout comme pour le CO2, le moyen le plus certain pour réduire l’effet des traînées de condensation demeure la réduction du trafic aérien !

Les actions individuelles qui contribuent à décarboner l'aviation 

11. On peut continuer à voler en compensant ?

L’achat de crédits carbone n'est pas nécessairement mauvais du point de vue climatique (même si tous les crédits ne se valent pas !) car ces derniers permettent d'accélérer l'action vers le net zéro collectif. Pour autant, cela n’a aucun lien avec un voyage aérien : cette contribution peut tout à fait s’envisager de manière décorrélée, et elle n’a aucun impact sur les émissions du vol. ll est donc trompeur de vouloir créer un lien entre les émissions induites par un vol aérien, et les émissions évitées ou séquestrées associées au projet financé, ceci étant vrai pour n’importe quel type de “compensation”, et pas seulement pour les voyages aériens (pour plus de détails, voir notre référentiel NZI).

De la même manière, une entreprise peut décider de financer des projets pour éviter ou séquestrer des émissions de CO2e afin de contribuer à la neutralité carbone, mais ces actions ne permettent pas de réduire son empreinte carbone.

Ainsi, dans le cas d’un voyageur qui, tout en étant sensible à l’urgence climatique, souhaite prendre l’avion, la démarche la plus cohérente est donc plutôt de réduire prioritairement son utilisation de l’avion (au sens des kilomètres parcourus), puis s’il est nécessaire de choisir le vol le moins émissif (vol direct, avions de nouvelle génération), et de financer l’achat de carburant durable, mais les crédits carbone ne sont pas un levier un réduction. Leur achat reste une bonne action, mais distincte des voyages.

12. Est-ce qu'il vaut mieux voyager en avion ou en voiture, même seul ?

On entend souvent qu’un avion consomme environ 3L par passager pour 100 km alors que la voiture tourne rarement à moins de 5L au 100. Vu comme ça, on se dit que la question de qui est le plus émissif est vite close. Mais la consommation de carburant ne suffit pas à évaluer l’empreinte carbone d’un mode de transport. En comptant les effets hors-CO2 (voir question 2), 260 gCO2e/passager.km sont émis en avion contre 196 gCO2e/passager.km en voiture thermique avec un seul passager (source C4), alors que sur la longue distance il y a en moyenne 2,2 personnes par voiture.

L’autre argument souvent brandi, notamment contre le train, est que l’impact des infrastructures n’est pas pris en compte. Au-delà du fait que cela n’a de sens de les prendre en compte que lorsqu’on réfléchit sur le long terme pour des constructions de nouvelles infrastructures (les aéroports ou les rails ne vont pas changer d’ici à ce que vous fassiez votre prochain voyage), on peut voir sur le graphe ci-dessous que cela ne modifie pas la hiérarchie carbone des transports.

Autosolisme et transport aérien sont les deux moyens de transport de passager les plus émissifs. En France, si on hésite entre les deux c’est qu’on a généralement oublié de regarder les alternatives : TGV ou autobus couvrent les grands axes nationaux et émettent bien moins que l’avion, l’autosolisme ou même le covoiturage.

Intensité carbone d’un voyage de 400-1000 km, à court terme (hors construction) et long terme (avec construction) - gCO2e/passsager.km
*Taux d’occupation moyen : 2,2 personnes

13. Est-ce qu'il vaut mieux voyager en classe éco qu'en business ?

Rapportée à un passager, l’empreinte carbone d’un vol est d’autant plus importante que l’avion est peu rempli, car chaque passager porte une part plus importante des émissions du vol. Or, plus un siège est large, plus il prend de place en cabine et contribue à diminuer le nombre de passagers acceptable dans un avion. De plus, les cabines de première classe et de classe affaires sont généralement moins occupées que ceux des classes économiques. Les émissions par passager des vols en classe Affaires sont donc environ 3 fois plus élevées qu’en classe Économique, voire jusqu’à 6 fois plus élevées en première classe, le ratio évoluant en fonction de la place occupée en cabine. Quitte à voyager en avion, choisir de voyager en classe Économique plutôt qu’en Affaires ou en Premium Economy permet donc de modérer fortement l’empreinte carbone associé.

A noter que cette optimisation avec des cabines très denses et très remplies a été bien appropriée par les compagnies low-cost, avant tout pour des raisons économiques, et elles affichent ainsi les émissions de CO2e ramenées au passager les plus faibles. Cependant, le problème est autre avec ces dernières, car leur business model repose sur une augmentation du trafic. Avec leurs prix battants toute concurrence, elles marchent certes sur les plates-bandes de compagnies historiques en leur prenant des parts de marchés, mais elles s’appuient avant tout sur l’attraction de nouveaux voyageurs qui se laissent désormais tenter par des weekends à l’autre bout de l’Europe pour quelques dizaines d’euros, voire à l’autre bout du monde pour quelques centaines d’euros. Leur modèle économique n’est donc pas moins nocif pour le climat.

14. Est-ce que l'achat de SAF (Sustainable Aviation Fuel) avec son billet est une bonne idée ?

Les biocarburants permettent effectivement de réduire significativement les émissions du vol, acheter des SAF permet donc de réduire réellement l’empreinte carbone de son voyage, contrairement à la compensation carbone.

Actuellement, l’offre en biocarburants reste très limitée (et les e-fuels quasiment inexistants), et les compagnies aériennes en achètent des quantités très mineures par rapport à leur consommation de kérosène, de l’ordre de quelques pourcents. De plus, les biocarburants sont déversés dans les réservoirs des aéroports et mélangés au kérosène fossile pour des raisons de sécurité (un avion ne peut pas embarquer plus de 50% de SAF pour l’instant), puis distribués aux compagnies aériennes indépendamment de leurs achats de SAF. Le lien entre le biocarburant acheté par un voyageur et le carburant utilisé dans son vol est avant tout conventionnel et non physique. Cependant, contrairement à l’électricité, les SAF sont stockables, il n’y a donc pas de problème de cohérence spatio-temporelle : un litre de SAF produit en mai en Espagne peut être utilisé en septembre en France, et remplacer un litre de kérosène. Donc ce lien conventionnel, bien que moins rigoureux qu’un lien physique, n’enlève pas les bénéfices pour le climat actuellement.

Néanmoins, comme indiqué à la question numéro 8, bien que l’utilisation de biocarburants constitue un levier important, la quantité de biomasse reste limitée, et il faudra nécessairement combiner le développement de ce vecteur énergétique avec la réduction du nombre de vols.

15. Quel rôle pour les entreprises ?

Les déplacements professionnels représentent une part non négligeable des émissions du secteur aérien, avec par exemple 30% des déplacements en Europe. Les entreprises doivent donc faire leur part pour diminuer l’impact de leurs trajets.

Plusieurs solutions existent. La première et la plus efficace reste de moins se déplacer en avion. L’expérience du confinement a été riche sur ce sujet en démontrant que de nombreux trajets professionnels sont évitables et les visios sont suffisantes pour la majorité des besoins. Il faut aussi privilégier d’autres modes comme le train dès que cela est possible : ainsi de nombreuses entreprises incitent voire obligent leurs collaborateurs à avoir recours au mode ferroviaire lorsque le trajet est court, par exemple pour une durée inférieure à 4 heures de train. Si l’avion est malgré tout vraiment nécessaire, certaines actions peuvent être mises en place pour modérer l’empreinte carbone, comme le choix de la compagnie aérienne, le trajet le plus géographiquement direct possible, ou l’achat de biocarburant (voire question 13).

Pour s’emparer de ce sujet et embarquer (sans mauvais jeu de mots) leurs salarié·es, les entreprises doivent insister pour que leurs prestataires - agences de voyages et Self Booking Tool - leur fournissent les moyens d’agir : des informations carbone claires pour les collaborateurs qui choisissent leur mode de transport et réservent leur billet, et des indicateurs de pilotage pertinents pour les directions achats ou développement durable. Pour aller un cran plus loin dans l’action, les options sont nombreuses : sensibilisation des salarié·es, mise en place de travel policy strictes, gamification de l’empreinte carbone via des compteurs individualisés, ou encore mise en place d’un prix interne du carbone.

Décarbonation du secteur de l'aviation et justice sociale

16. Un mode de transport pour l’élite ?

Au niveau mondial, l'avion reste réservé à une élite. Quelques chiffres pour étayer ce constat : moins de 1% de la population mondiale est responsable de plus de 50% des émissions de l'aviation commerciale. Rien d’étonnant à cela lorsque l’on sait que 80% de la population mondiale n’a jamais pris l’avion. Parmi ceux qui ont la chance de pouvoir voyager en avion, la concentration des émissions est aussi très forte : 2% des voyageurs représentent 40% des émissions. 

Le constat est le même en France. Si en moyenne 33% des Français·es ne prennent jamais l’avion, soit moins que la moyenne mondiale, cette part varie avec les revenus : elle augmente à 47% pour celles et ceux gagnant moins de 900€/mois, et diminue à 19% de celles et ceux gagnant plus de 2500€/mois, la raison évoquée étant très majoritairement le prix. Et si la baisse des prix des billets avec l’avènement des compagnies low-cost a permis aux derniers déciles de voyager un peu plus, elle a aussi permis aux premiers déciles de voyager plus fréquemment.
D’autres modes de transport rapides comme le TGV sont l’apanage des catégories les plus aisées (les CSP+ représentent 48% des usagers du TGV pour 10% de la population française), avec néanmoins une empreinte carbone beaucoup plus faible. Si l'avion n'est peut-être pas le seul mode de transport élitiste, c'est bien le plus carboné.

17. Quelles pistes pour un accès économiquement équitable au transport aérien ?

Dans le cadre des accords de Paris où les émissions de tous les secteurs, dont l’aérien doivent diminuer, se pose la question de la juste répartition de l’effort entre les citoyen·nes. Comment répartir de manière équitable le budget carbone de l’aviation ? Pour viser un système ne touchant pas indistinctement tous les usagers avec une simple augmentation des prix, en pénalisant plus fortement les ménages modestes, deux pistes particulièrement intéressantes ont été évoquées :

  • La première est la Frequent Flyer Tax. Fonctionnant à l’exact opposé des Frequent Flyer Program (programmes de fidélité des compagnies aériennes), il s’agit d’une taxation progressive des billets par personne sur une période donnée (ex : 3 ans glissants), chaque vol additionnel étant taxé plus fortement que le précédent. L’objectif est de taxer plus fortement les élites aisées qui représentent la plus grande part des émissions (voir question 15).
  • La deuxième est celle des quotas. Pouvant prendre diverses formes (limitation sur le nombre de kilomètres parcourus, de voyages sur une ou plusieurs années), cette mesure vise à s'affranchir de la richesse des personnes pour assurer un accès égalitaire au rêve d’Icare pour tous les citoyen·nes.

18. Les jets privés : un impact réel ou un symbole ? 

Après une polémique au cours de l’été 2022, la question des jet privés est retombée dans un oubli relatif (et nous peinons à identifier les prochaines étapes concrètes du ministre des Transports Clément Beaune qui annonçait vouloir réguler le secteur). La question posée est pourtant majeure : faut-il réguler les jets privés ?

La réponse est nuancée. A l’échelle individuelle, oui, un vol en jet privé émet énormément : 5 à 14 fois plus qu’un vol commercial et qui plus est, le plus souvent sur des distances aisément réalisables en train (50% des vols européens de jets d’affaires couvrent une distance inférieure à 500 km). Cependant, à l’échelle du secteur, les jets d’affaire ne représentent qu’environ 2% des émissions du secteur aérien en France. La question de leur régulation - voire de leur interdiction - n’est donc pas prioritairement une question d’impact direct, mais de justice sociale. En effet, sans actions sur ces produits de luxe très carbonés, il sera difficile de faire accepter au commun des mortels de modérer leur usage de l’aérien, ou plus largement d’adopter des comportements bas-carbone.

Glossaire :

OACI : Organisation de l'Aviation Civile Internationale, organisme dépendant de l’ONU qui réglemente l’aviation internationale

IATA : Association du Transport Aérien International, organisation commerciale privée et lobby des compagnies aériennes

ATAG : Groupe d'Action du Transport Aérien, coalition d'organisations et d'entreprises du secteur aérien et lobby

AIE : Agence internationale de l'énergie, agence autonome de l’OCDE, produisant des scénarios transition énergétique et climatique

ICCT : International Council on Clean Transportation, ONG indépendante à but non lucratif 

T&E : Fédération européenne pour le transport et l'environnement, organisation européenne regroupant une cinquantaine d'ONG actives dans le domaine du transport et de l'environnement.


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